La Noire

Je ne suis pas de ceux qui crachent sur Marcel Duhamel. J’ai été formé à cette école tout petit déjà; je n’ai plus souvenir du premier SN que j’ai eu en main, sûrement un Chase ou un Cheney, mais je savais lire tout ça et même San Antonio, que mes copains avaient un mal fou à comprendre, n’avait guère de secret pour moi. A l’école et au collège je lisait sans trêve ni repos, tout y passait, Molière, Racine, Hammet et Chandler; Stevenson, Cervantes, Burnett et Goodis; la comtesse de Segur, Dos Passos, Simonin et Le Breton; je lisais et relisais, Don Quichotte un nombre de fois inimaginable, et Les mémoires d’un âne! Le chevalier à la triste figure et Cadichon vivaient avec moi! Plus tard j’ai mis un peu d’ordre à tout ça, j’ai raclé toute la littérature américaine à commencer par Steinbeck , Faulkner, Caldwell et Mac Coy et Cain et les Mac Donald -Ross et John D.- et ce qui a suivi jusqu’à Bukowsky pour lequel j’ai de grandes faiblesses. Aujourd’hui je lis essentiellement des romans policiers, j’ai toute la vieille collection cartonnée de la Série noire et je me plonge avec délectation dans les « modernes », après Donald Westlake dont j’ai lu toute l’œuvre traduite- y compris celles signées Tucker Coe ou Richard Stark- je lis volontiers Lehane, Connelly et Burke. Je mentionnerais aussi Elmore Leonard qui a gardé le vieux style de la Noire. J’insiste un peu là-dessus car il est de bon ton de dégueuler sur ce vieux Duhamel, traductore traditore, qui il est vrai a expédié de façon un peu désinvolte les traductions de ceux qu’on considère comme les grands maîtres. La mode est donc à la traduction juste d’Hammett et de Chandler et des autres. Je veux bien mais le mépris dans lequel on habille Marcel Duhamel me fait largement chier. C’était un personnage absolument passionnant, amis de Prévert, Vian, Queneau, il a fait tous les métiers et avec quelle élégance: directeur d’hôtels, traducteur, éditeur, scénariste, tous les boulots du cinéma; acteur, il joue dans L’affaire est dans le sac ou l’on voit Brunius qui pour se foutre de la gueule des copains du Colonel Larroque, demande au chapelier- Julien Carette, inoubliable-, avec un accent traînant d’abruti complet: Je voudrais un bairait un vrai bairait français! Les croix de feu ont eu du mal à s’en remettre! Lors de la première, ils voulaient foutre le rif au cinoche et faire rôtir les frangins Prévert. Duhamel était de tous les coups avec eux. Mais justement ce qui me plaît le plus chez lui c’est ce qu’on lui reproche: en trahissant les grands anciens il a créé un style inimitable celui de la Noire. J’ai fait un mémoire de maîtrise sur le sujet et j’éprouve un plaisir toujours aussi intense à m’installer dans un roman de la Série Noire comme dans un vieux survet’. Je crois que celui qui a le mieux senti ce que je suis en train de dire c’était Jean Patrick Manchette. Il a adhéré pleinement au style comportementaliste mais introduit une dimension politique qui n’existait pas dans la Série Noire. Il était un des écrivains qui ont le mieux fait ressortir la dimension anarchiste de l’Internationale situationniste à travers des romans écrits à la perfection; paradoxe, bien sûr, par son œuvre même il s’oppose à Debord. Du moins si j’ai compris quelque chose à La société du spectacle !! Ce qui n’a rien de sûr! Mais on n’est pas là pour parler de ça.

Dortmunder et Parker

Ce que j’apprécie par dessus tout chez Westlake c’est sa dextérité dans l’écriture qui lui permet de passer d’un personnage à son contraire sans qu’on sente le procédé et que le plaisir de la lecture soit identique dans les deux cas. Dortmunder c’est le héros de romans signés Donald Westlake: l’organisateur génial qui prévoit le coup dans tous ses détails et qui est régulièrement obligé de tout remettre en question car le coup se met à foirer, à cause de complices pas toujours à la hauteur ou d’éléments extérieurs qui viennent contrarier le bel ordonnancement de départ; parfois c’est lui même qui fait grincer la mécanique par crainte, maladresse ou simple malchance. Pessimiste et facilement abattu, il est obligé de s’appuyer sur des collaborateurs pas toujours efficaces et souvent désinvoltes. La plupart du temps, c’est la fatalité qui s’en mêle. Je dois à la vérité de dire que dans ces romans, W. est un des rares écrivains qui déclenche parfois chez moi une franche hilarité. Le bar et grill O.J d’Amsterdam Avenue où se réunissent nos casseurs avec son barman, Rollo, qui ne les identifie que par ce qu’ils boivent: (« Le Bourbon sec vient d’arriver en même temps que la bière-et-sel… Il y a déjà quelqu’un? Ton copain, l’autre bourbon. Et un ginger ale, sans doute mineur… ») voit son comptoir encombré par des semi- ivrognes qui philosophent sur les sujets les plus graves: par exemple les avantages comparés de l’école privée et de l’école publique, la religion, l’ethnicité, les alligators dans le métro, la nocivité des rapports sexuels chez les obèses… Ce qui se termine toujours par des menaces, des demandes d’excuses « A moins que préfères un marron dans l’œil pour te remettre les idées en place, suggéra l’irlandais ». C’est dans l’arrière salle que se fomentent tous les coups tordus. Et ils le sont vraiment, tordus!

Parker c’est Dortmunder en négatif: Organisateur de coups qu’il trouve insuffisamment préparés et dont il améliore la forme pour en assurer le succès; en général cela fonctionne jusqu’au moment où un ou plusieurs complices merdent ou trahissent, et là il n’auraient pas dû! Parker n’est pas comme son double, il est fort, impitoyable et n’hésite pas à tirer dans le tas. Les romans signés Richard Stark finissent souvent en massacre. L’humour et l’optimisme laissent place à une froideur d’écriture et un pessimisme glaçant. Parker ne fait confiance à personne mais lui ne trahit jamais et va jusqu’au bout de ses engagements, il y a là une forme de justice plus que de la simple vengeance. John Boorman ne s’y est pas trompé qui a réalisé une des meilleures adaptations du premier roman de Stark; le personnage du fim incarne à la perfection le type de héros que Westlake revendique, il dira lui-même que son futur Parker devra beaucoup au Lee Marvin de Point Blank ( Le point de non-retour) .

Il y a un troisième héros qui serait une sorte d’intermédiaire entre nos deux personnages, Mitch Tobin dont les histoires sont signées Tucker Coe au départ puis Westlake dans les rééditions. Tobin c’est le remords incarné: ancien flic, viré de la police, il se considère comme responsable de la mort de son coéquipier qu’il a laissé seul sur une affaire pendant qu’il allait copuler avec la femme d’un gangster qu’il avait collé en taule. Tobin ne se pardonne rien, il se punit en construisant un mur inutile dans son jardin(!) et accepte, dans la contrainte -économique ou morale- la plupart du temps, de s’occuper de quelques affaires qui le mettent en contact avec des milieux qu’on ne trouve ni chez Westlake ni chez Stark. Privé sans carte, en délicatesse avec certains de ses anciens collègues, on le voit enquêter dans les milieux gays, dans la mafia même avec des handicaps qui ne l’empêchent guère de réussir et de tendre vers une rémission miséricordieuse à laquelle il ne croit guère.

Hombre

J’ai l’impression d’avoir toujours connu Elmore Leonard et d’y avoir pris un plaisir toujours renouvelé. Malgré ce que me disait un bon esprit qui le considérait comme un auteur mineur. Je dois dire que le couillon en question disait la même chose de John Ford! Comment dire une connerie pareille après avoir vu L’homme qui tua Liberty Valence? Mais parlons un peu du grand Leonard mort hélas il y a déjà six ans. Cinoche d’abord; qui est-ce qui est à l’origine de films comme: Hombre peut-être le meilleur de Martin Ritt, et un des plus beaux rôle de Newman? 3h10 pour Yuma que Delmer Dave considérait comme son meilleur film? L’homme de l’Arizona surement le meilleur Boetticher et Randolph Scott avec deux méchants plus que parfaits: Richard Boone et Henry Silva? Valdez avec un vieux et magnifique Burt Lancaster? N’oublions pas Jackie Brown et ce monument qu’est la série Justified. En fait je connaissais cet auteur pour ses westerns qui font la majorité de ses premiers romans, mais peu à peu il s’est installé dans le thriller avec cette écriture directe et sans fioriture, jusqu’au mépris pour des formes syntaxiques qu’il considérait comme des carcans dont il fallait se libérer: Dans son essai Elmore Leonard’s Ten Rules of Writing, il écrit : « Mais ma règle la plus importante est une règle qui résume les dix autres : “Si cela ressemble à de l’écrit, je le réécris”. »

Il y a une constante dans toutes mes lectures qui fait que mon plaisir se décuple quand je ressens de la sympathie pour l’auteur. Ici je m’installe chez lui comme dans mon salon quelle que soit la signature ou le héros concerné, je suis bien chez Westlake, je suis bien chez Leonard. Je recherche essentiellement cette sensation dans tous les livres que je lis, même s’il m’arrive parfois de reconnaître un grand auteur sans pour autant ressentir cette proximité en ayant même une prévention contre lui. C’est ce qui se passe par exemple avec Giono, je reconnais volontiers son génie et la qualité du texte, mais je n’aurais pas voulu l’avoir comme ami. Ma dernière tentative de lecture proustienne a été couronnée de succès. J’avais lu Du côté de chez Swann plusieurs fois avec difficulté et sans grand plaisir, exercice obligé du connard d’intello que j’ai du être à une époque. Et puis en trois mois et sans déroger j’ai lu La recherche en entier, tome après tome en ressentant un plaisir intense et une grande frustration après le dernier mot du Temps retrouvé. Je suis malgré cela très satisfait car je sais que je relirai. J’ai l’habitude de dire que je sais ce que je lis et que je me trompe rarement, ce qui me fais presque passer pour un con prétentieux auprès de certains de mes copains lecteurs tous azimuts et avaleurs de films à toute main. Je savais avant de me forcer à le lire que Houellbeck c’était nul, ça l’est. Par contre j’étais sûr de trouver un vrai bonheur de lecture dans Le journal de Samuel Pepys et j’avais raison.