“Les routes qui ne disent pas le pays de leur destination, sont les routes aimées.” René Char

Mois : septembre 2021

5-La pandémie

         La pandémie a démarré sans prévenir : le premier jour ou ce qu’on a cru être le premier jour, on s’est retrouvés avec des tonnes de malades, les hôpitaux ont été immédiatement débordés les gens sont restés chez eux et se sont mis à crever comme des bêtes. On découvrait des maisons entières sans âme qui vive, les quelques résistants qui n’avaient pas perdu l’esprit ont réagi comme il se doit en cherchant des raccourcis pour se débarrasser des corps qui encombraient le paysage ; mon père m’avait raconté comment avec une poignée de citoyens ils s’étaient mis à brûler un maximum de cadavres pour essayer de gagner du temps et de préserver au mieux les miraculés qui n’avaient pas encore été touchés. Il avait eu l’idée de remettre en route les vieux incinérateurs d’ordures, c’était peu respectueux mais en fait il n’y avait rien ni personne à respecter, il n’y avait de place que pour les actions les plus rapides et les plus efficaces. Les centrales fonctionnaient nuit et jour, le ciel était garni de gros panaches noirs et à la tombée du jour on apercevait les lueurs qui émanaient de ces lieux infernaux. La campagne déserte résonnait des meuglements désespérés des vaches qui n’avaient pas été soignées et qui attendaient des mains habiles pour traire leurs pis congestionnés. Des volontaires s’étaient chargés de mener des troupeaux entiers vers des centres de traites abandonnés. Les animaux en surnombre étaient abattus et les viandes traitées et mises en conserve ou en chambres froides. Tout fonctionnait encore, ne manquait que la main d’œuvre ! Partout on découvrait des scènes d’apocalypse ; par exemple à deux pas de chez nous, les porcs affamés avaient défoncé les portes qui les empêchaient de sortir pour se nourrir, ils avaient dévoré les macchabés qu’ils trouvaient un peu partout et il ne restait plus grand-chose à brûler quand les ramasseurs de cadavres s’étaient pointés. De toutes les masures abandonnées des hardes de bestiaux et des nuées de volailles s’échappaient pour gagner les forêts environnantes et se nourrir ou servir de nourriture. En peu de temps les cours de fermes se sont vidées, celui qui voulait un poulet, une pintade, une oie, une dinde, un lapin, un cochon… n’avait plus qu’à décrocher la vieille pétoire du pépé et s’enfoncer dans ce qui redevenait une jungle ; il n’y avait pas à courir, en lisière de bois on rencontrait à peu près tous les volatiles et il ne fallait pas aller beaucoup plus loin pour trouver un lapin redevenu de garenne ou un goret qui se prenait pour un phacochère ! A partir de là, je crois que plus personne n’eut faim dans notre région, les maladroits pouvaient compter sur les plus habiles ou les plus sanguinaires pour les fournir en viandes diverses. Pour le quotidien un système d’échange s’était installé qui permettait d’avoir à manger contre de menus objets ou des services divers. Les gens redécouvrirent les agréments du potager et du verger et il fallut peu de temps pour que les marchés reprennent vie autour des villages au trois quart inhabités ! Jamais les compétences ne se sont perdues et tout fonctionnait à la va comme je te pousse, même dans les domaines les plus pointus. En peu de temps les activités diverses ont repris, avec beaucoup moins de monde pour s’en occuper et des délais qui s’étaient considérablement allongés ; on réapprit la patience et le temps fut largement laissé au temps. Si bien qu’enfin on s’aperçut que des progrès s’étaient fait jour et que la recherche s’était lentement remise en marche. Des jeunes gens qui jusque-là n’avaient montré que peu de goût pour les activités intellectuelles ou d’ingénierie, se mirent à fabriquer de nouvelles machines et à découvrir de nouvelles pistes de progrès. Alors que les carburants ne manquaient pas, les voitures ayant de moins en moins d’utilisateurs, une bande de gamins qui croyait-on s’amusaient dans un labo avaient découvert le moyen de fabriquer de l’hydrogène de façon économique et pas loin d’être écologique. De nombreux groupes s’étaient consacrés à mettre en place un système d’échange un peu plus élaboré que celui qui s’était spontanément créé. De vieilles formules furent réactivées comme les SEL ou les perles du club Med et on ne désespérait pas de trouver le fonctionnement qui satisferait tout le monde sans revenir à l’égoïsme d’antan : les notions d’accumulation et de richesse n’avaient pas disparues pour autant mais elles étaient discréditées, l’ensemble de la population n’avait pas envie d’être riche !

Tout cela m’allait très bien mais finissait par être un peu frustrant, j’avais envie d’actions violentes et de transgression. Ceci étant, comment devenir bandit dans une société où le fric avait disparu et où il n’y avait plus de richards à dévaliser ? Comment devenir hors la loi quand la loi n’existait plus ou sous la forme dévaluée que lui avait donnée la milice. Je crois qu’il est temps que je vous explique ce qu’était cette milice et les ambitions qui la portaient depuis son fondement.

4- Le groupe

         Le groupe commençait à s’étoffer, les filles étaient devenues majoritaires et cela posait problème. Entendons-nous bien, personne parmi nous n’aurait eu l’idée de remettre en cause la présence des filles dans les sections d’assaut où elles pouvaient se montrer aussi courageuses que les mecs et souvent beaucoup plus féroces. Nous étions loin de toute idée de ségrégation, de parité et de la plupart de ces conneries qui avaient agité les anciens temps. Moi, par exemple, sur les dix combattants qui formaient ma section, j’avais choisi six filles que je connaissais bien et qui avaient toute ma confiance : dans la bagarre j’en ai jamais vu une reculer, hésiter ou se troubler en aucune manière et j’étais souvent obligé de forcer pour ne pas me laisser doubler par quelque furie assoiffée de sang ! Une de nos premières batailles nous avait vu confrontés aux Gismos qui s’étaient mis dans l’idée de gagner du terrain sur notre territoire, ou ce que nous considérions comme tel. Les Gismos tenaient tête aux patrouilles de la milice qui étaient limitées dans leurs actions par le strict respect de la loi. Nous la loi on s’asseyait dessus, tout était bon pour gagner les combats. Vu de l’extérieur on aurait pu penser que nous agissions en faveur de la milice puisque nous avions le même ennemi. En fait j’avais dans l’idée deux choses : les Gismos commençaient à nous courir sur le haricot avec leur expansionnisme à la con et surtout je pensais qu’il était temps pour nous de nous essayer à la bagarre en réel, l’entrainement me paraissant insuffisant pour mesurer notre force de frappe. La milice nous surveillait de près mais n’avait pas encore marquée son opposition à nos premières actions, soit parce qu’elles s’étaient déroulées dans des coins éloignés soit parce qu’elles se limitaient pour l’instant à des interventions rudes mais pas trop sanglantes. Et puis la milice, comme vous le verrez par la suite, était fort occupée à maintenir l’ordre dans un pays où le bordel régnait en maître. L’ambition d’Arnaud était de pacifier complètement le terrain pour essayer de donner un peu de calme et d’harmonie à une population complètement décontenancée par cette putain d’épidémie.

         Naturellement et sans que cela soit dit expressément, nous avions formé une sorte d’état-major censé donner un sens (?) à nos actions ; personnellement je tenais beaucoup à cela, je pensais que toutes nos démarches devaient faire l’objet de concertation et partir d’un consensus de tout le groupe. Ce fut assez facile à mettre en place, dans l’ensemble nos combattant(e)s aimaient combattre mais pas trop réfléchir ! Mic se foutait royalement de tout ça et me laissait totalement maître de l’organisation du boulot. J’avais deux ou trois filles qui me suivaient de près, étaient accoutumées à me donner leur opinion sur mes initiatives et me tenaient au courant de l’état général des troupes. Parmi elles j’avais une préférence marquée pour Kimiko que je jugeais très maline et qui était fort jolie. Elle descendait en droite ligne d’un groupe d’une centaine de japonais qui s’étaient fait coincer par le début de l’épidémie ; contraints de rester sur place, ils n’étaient jamais repartis et s’étaient agrégés sans mal à la population dans la mesure ou moins sensibles au virus, ils mouraient moins et rendaient de multiples services à la communauté ; on avait oublié pourquoi ils étaient là, ils avaient gardé des relations avec leur pays d’origine et assuraient des échanges précieux entre les deux pays. Pour moi, Kimiko était une alliée précieuse, irremplaçable. Vous allez voir en quoi.

         Réunion d’état-major, deux thèmes les Gismos et le ratio des sexes dans nos rangs ; il fallait d’urgence trouver des mecs costauds pour renforcer notre armée. Nos amazones aussi courageuses fussent-elles manquaient sérieusement de muscles. Ce que je n’ai pas vu venir c’est l’idée de Kimiko de conjuguer les deux thèmes.

         Les Gismos que l’on appelait le plus souvent La Famille occupaient depuis toujours une grande colline enserrée par les bras du fleuve qui avait repris son cours d’origine ; la butte des Farcies. Plusieurs préfets s’étaient mis en tête d’aller voir ce qui se passait sur l’île quand on eut vérifié que rien ne pouvait leur être directement reproché, on les laissa tranquilles. Pour parvenir chez eux, il n’y avait qu’un pont qui était gardé en permanence et que l’on ne pouvait franchir sans montrer patte blanche et un bac lui aussi étroitement surveillé. La Famille était dirigée d’une main de fer par Maman Dédée, un grand échalas sans âge ni sexe entouré de ceux qu’on croyait ses enfants, José, Mélie et Junior. Tous les trois énormes et parfaitement abrutis. L’île était habitée par une population très particulière ; Maman Dédée avait sélectionné ses ouailles selon leurs mensurations et leurs sexes, que des hommes tous grands et massifs et pas particulièrement remarquables par leur qualité intellectuelle, la butte des Farcies c’était pas le Collège de France ! Ils vivaient entassés dans un grand village d’où ils ne sortaient que pour aller piller quelques fermes mal protégées et quelques villages mal défendus. Ils faisaient venir régulièrement des femmes sur l’île pour satisfaire leur bestialité exigeante. Ils faisaient pousser un peu de tout et élevaient des cochons des chèvres et des oies pour leur consommation et pour un petit commerce qui suffisait à leurs besoins. Maman Dédée et ses sous-produits faisaient régner la terreur sur tous ces dégénérés qui n’auraient pas pensé une minute à se révolter et à confisquer le pouvoir à leur profit. Les filles qui débarquaient régulièrement pour satisfaire leurs appétits grossiers venaient des contrées alentour et étaient déposées par le bac en fin de journée. Celles qui arrivèrent ce jour-là n’étaient pas comme d’habitude, ce fut la dernière pensée du passeur et des deux gardes qui l’accompagnaient. Proprement égorgés ils furent remplacés illico par trois de nos hommes les plus baraqués. De l’autre côté de l’île nous étions une vingtaine à traverser le fleuve en poussant des chambres gonflées d’air réunies par trois pour transporter nos armes. Au pont se jouait une tragédie qui ne dura qu’un instant, les trois gardes moururent silencieusement leurs cous traversés par des carreaux d’arbalètes expédiés par des spécialistes qui avaient profité de la pénombre. Les trois gardes remplacés, notre petite armée se glissa discrètement dans le paysage. Le village était tranquille les braves couillons attendaient sagement l’arrivée du troupeau de femelles auquel ils étaient habitués. Maman Dédée habitait à une centaine de mètres du village. Elle avait une grosse baraque bien laide et gardée en permanence par quelques sentinelles qui n’avaient jamais été dérangées jusque-là ; elles ne le seraient jamais plus ! Mélie fut la première à y passer, je vis Mic lui masquer la bouche de sa main gauche et l’égorger très souplement. Junior se ramassa un coup de hache entre les deux yeux et comme on pouvait à présent être un peu plus bruyant, José et Maman Dédée qui bâfraient dans leur cuisine, effacèrent chacun une rafale d’Uzi qui réveilla l’ensemble du village. On amena un transpalette sur les lieux et on suspendit les trois cadavres par les pieds au bras de l’engin qui s’avança en brinquebalant jusqu’au milieu du village. Les pauvres connards, frustrés et atterrés par le spectacle, mirent un moment avant de repérer ce qui se balançait sous le transpalette, il regardait ahuris les filles en armes qui les surveillaient d’un air farouche et pas du tout énamouré. Kimiko avait réussi son pari : nous étions débarrassés des Gismos et nous avions recrutés une bonne centaine de bœufs de labour. Notre armée venait de prendre du muscle !

Les doigts de pieds en éventail

Parler pour ne rien dire ou ne rien dire pour parler sont les deux principes de ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l’ouvrir !

                                                                                     Pierre Dac

         Je vous cite mon maître à penser car je me suis illustré dans ce qui est dit plus haut. Vous le savez si on devait me définir, ce serait du genre : cuistre qui aime bien faire le malin.

         Vers la fin de l’après-midi, système digestif encore alourdi par des agapes royales pour l’anniversaire de mon top model préféré qui a vingt ans ces jours-ci. J’ai bien mangé et bu et cela ne manque pas j’ai envie de dire des conneries. Ce qui suit n’est pas une confession ni un nouveau système de casuistique jésuite, comme disait Audiard, je m’excuse pas, j’explique !

         Danielle s’évente avec un objet tressé et carré muni d’un manche, c’est dit-elle un éventail polynésien. Moi très malin je lui dis ça n’est pas un éventail ça ressemble à un face-à-main, ce qui est déjà une première connerie : un face-à-main comme chacun devrait savoir, c’est un lorgnon avec un manche et par extension on parle de miroir face-à-main, pour désigner un petit miroir avec un manche lui aussi. Bon tant qu’à faire, ou tant qu’à y être on continue les conneries : et comment tu l’écris éventail ? Là j’ai tendu un piège et j’ai foutu le pied dedans ! Dans ma semi-torpeur je me suis mélangé les pédales et j’ai fait appel à un souvenir de curiosité grammaticale portant sur le mot vantail. C’est ces panneaux de portes en deux parties pivotantes, qui font vantaux au pluriel ! Pourquoi curiosité grammaticale ? En 1990, les gens qui pensent ont inventé la réforme de l’orthographe, prétendant la simplifier et rétablir certaines incohérences. C’est ainsi que vantail a récupéré le e d’éventail et qu’on devrait donc écrire ventail (puisqu’apparemment l’étymologie nous ramène là-aussi à vent) ce que pratiquement personne ne fait !

         Pour en revenir au début de mes conneries, ce que je voulais signifier c’est que le mot ne désigne pas seulement un objet pour s’éventer mais tout ce qui se déploie en s’écartant d’un axe : voir mes doigts de pieds du titre et tout un éventail d’exemples que je me garderais bien de citer !

         Voilà vous avez eu comme leçon d’aujourd’hui : expliquer pour ne pas être obligé d’excuser l’inexcusable !

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