Il faut parler un peu de ce que nous étions devenus.  Un demi-siècle avant notre ère, au début des années vingt une épidémie sévère s’est déclarée à partir de la Chine ; devenue une pandémie elle a dévasté tous les pays jusqu’à ce que le développement de la vaccination et quelques traitements plus ou moins efficaces fassent cesser une expansion qui devenait exponentielle ; cela aboutit à une extinction presque totale de la flambée épidémique et la disparition du virus. Pendant à peu près cinquante ans on a pu croire que l’Histoire avait des chances de durer, malgré les conflits toujours existants et les volontés de puissances toujours à l’affut des faiblesses des autres. A la fin du siècle avec l’émergence d’un nouveau virus, on a pu croire que le premier scénario était en train de se répéter ; pandémie venue elle aussi de Chine d’où le nouveau virus cultivé en laboratoire s’était échappé. On a su très vite que cela n’était pas un accident et que les Fils de l’azur avaient trouvé la formule de l’attentat parfait pour corriger l’humanité de tous ses vices. Ils ont envahi le laboratoire, ils étaient une centaine. Ils ont libéré un virus pour lequel on savait qu’il n’y avait ni vaccin ni remède et qui se répandait à la vitesse grand V. Ils sont restés quelques heures en sa présence puis ils se sont enfuis à travers le pays et se sont mis à voyager. En quelques jours, ils ont eu le temps de contaminer un maximum de personnes ; en quelques semaines les hôpitaux du monde entier ont été débordés ; en quelques mois les morts ont été plus nombreux que les survivants. Au bout d’une année de ce régime ceux qui étaient encore debout étaient incapables de dire combien avaient échappés au massacre. Ne trouvant pas de coupables désignés ni d’ennemis déclarés, les survivalistes se sont mis à tirer dans le tas ; les bandes qui s’étaient formées spontanément se battaient entre elles sans connaître les raisons de toutes ces haines accumulées contre les autres qui n’avaient que le tort d’être là. On aurait pu croire que l’Histoire s’était arrêtée ! Nul n’aurait pu expliquer ce qui se passait. C’était comme si des hordes de nuisibles s’attaquaient à des légions de parasites ! Plus de nuance entre les hommes bestialisés transformés en machines à tuer. Partout on assistait à la mort du monde, à la fin de l’humanité, au retour des époques des préhominiens. Il n’y avait pas de raison pour que cela s’arrête, s’il y avait eu quelqu’un pour y penser, on aurait vu la fin de notre ère avec le dernier combattant debout. Heureusement, peut-être, c’est une histoire nouvelle qui a commencé à s’écrire à ce moment-là, miracle de la résilience ou pur hasard, retour de l’intelligence ou intervention divine(!) personne ne peut dire aujourd’hui comment nous en sommes arrivés là. Peu à peu quelques esprits un peu plus éclairés ont compris l’absurdité de telles escarmouches et ont mis en place un minimum de régulation. Ce n’était pas encore le temps du grand pardon et les massacres continuaient avec pour différence que les victimes étaient de plus en plus désignées par leur absence de visées futures et la bêtise de leurs activités. On essayait de discerner qui fuyait les combats pour organiser un semblant de vie normale sinon paisible, quels chefs avaient pour soucis principaux de préserver la vie et la tranquillité de leurs ouailles plutôt que de les mener aux vains combats. Les bandes ont pris des noms, des emblèmes, des signes de reconnaissance, des chefs remarquables par leur qualité de réflexion plus que par leur enthousiasme pour les tueries ; on commençait à ne plus mourir pour rien et surtout on recommençait enfin à se parler. On vit de plus en plus de réunions de chefs de plus en plus de fraternisations avant toute bataille. On se remit à élever à produire au lieu de voler, à se reproduire au lieu de violer et à remettre en place un fonctionnement quasi-familial. Des régions entières furent pacifiées, policées et sécurisées. On pouvait penser que le monde voulait enfin revivre plutôt que survivre. Je suis né à peu près à cette époque.