C’est pas pour me vanter mais j’ai développé toute une réflexion sur un des états de notre organisme les plus difficiles à domestiquer, le moment où le corps  vous  échappe, affaibli, débile, prêt à mourir, près de la mort, la main qui tremble, le genou qui flanche, le froid qui s’installe dans l’estomac, la sueur mauvaise qui perle autour des lèvres décolorées, un peu d’arythmie et de tachycardie, le teint qui se plombe et les intestins qui se nouent au bord de la diarrhée. Cet état a ses lettres de noblesse, Sartre en fait un premier roman sur le malaise que provoque la conscience de la gratuité de l’existence, Frédéric Dard a écrit des pages immortelles sur ses manifestations visqueuses et jaillissantes dans plusieurs aventures du commissaire San Antonio, c’est un des thèmes récurrents de South Park et dans les albums de Titeuf un des personnages est emblématique de la chose, il en porte le surnom.

Nausée, envie de vomir, gerbe, beurk, comme il vous plaira de désigner la chose, ma mère disait : J’ai, tu as, il a le bômi  en traînant sur le ô.

Le bateau fait 7mètres cinquante, c’est un Rhéa, beau et rassurant, racé. Fabriqué par une boîte de La Rochelle qui est célèbre pour ses réalisations soignées ; un vrai pêche /promenade confortable et puissant, quille longue, Nanni diesel de 200 cv. Sorti de la marina de Salé, on longe la côte jusqu’à Harhoura, la mer n’est pas mauvaise, houle courte de un mètre, vent assez doux ; quatre pêcheurs dont le capitaine Najib, sympa et compétent ; il faut une petite heure pour être sur le lieu de pêche. On fera une cinquantaine de poissons, essentiellement des sars (dînent-ils à l’huile ?), taille standard, 25/30 cms, un ou deux maquereaux, moi une jolie palomette, pugnace et têtue qui refuse un moment de monter dans le bateau et quelques épineuses bestioles qui figureront bien dans une soupe confectionnée par Fathia sous ma surveillance sourcilleuse et pédagogique  et que nous dégusterons le lendemain, avec rouille et croutons – je m’entraîne toujours pour le championnat des mecs qui écrivent les phrases les plus longues-. Je suis tout heureux de renouer avec la palangrotte et les captures de taille modeste. Tout pour faire une journée idéale et empreinte de camaraderie virile et bavarde, émaillée de réflexions intelligentes sur la fidélité de nos compagnes quand l’un de nous semble prendre plus de poissons que les autres. Las, c’est sans compter sur le bômi ! Sorti du port ça commence, estomac glacé je me demande si le petit dej va pas me faire un retour fulgurant et inopportun, ça se calme à moitié quand je prends l’air lointain et que je me mets dans l’attitude du mec qui scrute l’horizon et qui se demande… ça ne s’arrange pas quand je m’avise de monter une ligne ou d’escher avec un poulpe qui a connu des jours meilleurs et dont les fragrances ne sortent pas de chez CK. L’horreur parfois, l’oubli souvent quand une prise ploie le scion qui tressaute ou se courbe fortement sans secousses selon l’espèce qui vient de se faire piéger. Journée terrible d’alternance de malaise et de pur bonheur ; connement je suis assez fier de moi, j’ai réussi pendant tout ce temps -8 ou9 heures quand même- à cacher mon état à mes compagnons. Il y a quelques années de cela on m’aurait entendu seriner à longueur de temps : putain les mecs j’ai la gerbe ! Oh là ça va pas ! Oh con j’ai le bômi ! Là, pas un mot, les dents serrées, le sourire carnassier du vrai loup de mer, la réflexion pour faire rire toujours prête et le flageolement interne soigneusement camouflé !

C’est pas pour me vanter…

                        Choses vues entre Asilah et Souk El Tnine-autrement nommé Sidi El Yamani-.

Pour l’instant je loue une petite maison de village à un quart d’heure de la mer. C’est un gros bourg célèbre pour son marché du lundi (Tnine, deuxième jour de la semaine ; il y a quelques années (trente !), j’avais une maison à Souk El Arba, marché du mercredi). Quand on quitte Asilah vers le sud, on peut prendre la nationale, l‘autoroute –drôle d’idée !-,  ou faire un détour par une petite route beldi au charme étonnant, on traverse une zone de collines et de plaines bornée à l’horizon par les dentelles du Rif, je ne m’en lasse pas.                             Ce pays est étonnant, je retrouve intactes des sensations que j’ai connues il y a longtemps et je me laisse surprendre par les changements partout visibles. Au milieu des années 80, une sécheresse mortelle accablait les campagnes, le roi organisait des marches de prières pour demander la pluie. Là, tout est vert, le jaunissement des près commence à peine à s’installer. J’avais quitté un Maroc ou le français était en perte de vitesse, maintenant je dois chercher longtemps pour trouver quelqu’un qui me comprenne, je vais faire des progrès en arabe et en espagnol. Dans la rue, les femmes voilées étaient très rares, peu d’entre elles couvraient leurs cheveux. Aujourd’hui c’est assez fréquent mais c’est largement compensé par l’attitude des jeunes qui se promènent en couple se tenant par la main, les épaules ou la taille ; sur la plage, des filles en bikinis ont parfois la tête couverte ; dans le bled la femme a gardé l’habit berbère traditionnel, robes amples sur pantalon, bottes en caoutchouc et grands chapeaux de pailles. Les bourricots sont partout, surchargés comme toujours, faussement résignés et indifférents aux Hummers qui les dépassent en klaxonnant. En fait ce qui est resté intact, c’est le contraste violent et partout constaté entre du médiéval et de l’ultramoderne.

            Anecdote révélatrice et judicieusement placée : Je circule dans Asilah, j’ai rendez-vous avec un propriétaire pour visiter un logement. Je suis sur une quatre voies, je dois rebrousser chemin ; une ouverture pour mon demi-tour, évidemment une Uno est garée contre le trottoir, juste là ou ça va bien pour m’empêcher de passer sans manœuvrer. Petite marche arrière, en grommelant et en faisant quelques signes au taximan qui s’en cogne totalement. Je repars et j’entends des pouets ! pouets ! anémiques et répétés je n’en fais guère cas et poursuit ma route un moment sans m’apercevoir que je suis pris en chasse par une Hyundaï hors d’âge qui a du mal à me suivre, je ralentis pour voir un furieux au volant qui me fait une queue d’anchois et me serre contre le trottoir en continuant son concert de klaxon. Il écume et je suis prêt à me garder contre une possible violence physique. Curieusement il écume en anglais : Get out of your car, we are going to the police, you ceci and you cela !  Toujours  dans la langue de Birkin il me dit que sa femme parle français  et va m’expliquer quelle vilénie j’ai bien pu commettre pour mériter au moins la pendaison immédiate. Dans sa voiture, il y a une grosse dame et un garçonnet d’une dizaine d’années, les yeux écarquillés et manifestement terrorisé par son géniteur.  Il semblerait qu’en reculant j’ai percuté l’avant de sa limousine fière et néanmoins coréenne. Il a effectivement un gnon à l’avant au milieu d’autres gnons et moi j’ai une petite coloration bleu-vert sur mon pare-chocs arrière. Je lui assure que je n’ai rien senti ni entendu – en britton : pas étonnant avec ta grosse BM !-, et que je n’ai aucunement l’intention de m’enfuir, prêt à faire acte de responsabilité, ma carte verte à la main. Il a redescendu la pression mais vue son assurance et la violence de sa démarche, je me dis qu’il doit être connu et suffisamment bien placé pour me faire des emmerdes. Car au Maroc comme ailleurs, les altercations avec un mec qui a un minimum de pouvoir, sont de vraies emmerdes, donc je m’attends au pire. Il me demande de le suivre jusque chez le loueur ! En fait ce truc ne lui appartient pas, il l’a loué ! Trois kilomètres plus tard, l’agence de location. Un mec sort, il l’air important de celui qui dirige mais il a aussi l’air de celui que ce genre de broutille ennuie profondément. Il se penche, tire sur le bout de plastique qui se ballade à l’avant de la coréenne et fait un geste insouciant de dénégation. J’apprends en anglais que l’avant avait bugné déjà plusieurs fois et que c’était kif walou ! Que j’étais libre et mis quasiment hors de cause. J’accepte les excuses multiples de l’ancien écumant, il continue de parler anglais mais il m’embrasse en marocain, deux fois ! La grosse dame me fait un sourire, le môme a l’air drôlement soulagé. Moi aussi. Voilà comment ça peut se terminer, ici.

            Si j’avais plus de temps je vous dirai aussi à quel point les filles de ce pays peuvent être splendides. On dirait que Baudelaire s’est promené dans Asilah ! N’oubliez pas ceci : celui qui à l’âge de cinquante ans n’a pas relu Baudelaire a bien mérité sa Rollex ! Cela s’intitule A celle qui est trop gaie Pour ma part, je veux bien jouer le rôle momentané du passant chagrin :

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Sinon, ça va ?