Je vais sur mes treize ans, j’ai encore un peu de mal à voir ce que je vais faire de ma vie. D’ailleurs dans l’immédiat c’est à la prolonger que je dois m’attacher, on verra après ce que je veux en faire.

Cloué au sol, quatre piquets et les poignets et les chevilles attachés, je peux juste bouger la tête. Mic O Kiffe connait son affaire. Je l’ai vu agir ainsi avec un tas de mecs, mais c’étaient tous des ennemis, je n’imaginais pas être un jour le sujet de l’histoire ! Je ne vois pas clairement comment on en est arrivés là ; jour après jour il a changé d’attitude envers moi, la chaleur de nos premiers rapports avait peu à peu fait place à de la retenue, puis de la froideur pour finir par une hostilité qu’il ne masquait plus. J’aurais dû comprendre et foutre le camp. Mais comprendre quoi et partir pour où ? Rentrer chez moi ne m’aurait pas protégé et l’aide de ma demi-sœur, dernière survivante de ma famille, n’aurait pas suffi à me garder de la bande qui m’aurait traqué sans relâche sur ordre de Mic ; et la milice me recherchait avec autant d’acharnement qu’elle poursuivait Mic et les autres. Le préfet Arnaud avait connu toute ma famille il était un des plus proches amis de mon père. Son autorité tenait plus à sa longévité qu’à son élection à la tête de la milice. Un des rares survivants à avoir dépassé la soixantaine, craint et respecté, il me traquait depuis plus d’un an quand j’avais décidé de suivre Mic dans sa carrière de forban et que nous semions la terreur et la désolation dans toute la contrée.

J’aimais et admirais Mic depuis très longtemps nous étions voisins et copains dès la maternelle quand la grande pandémie avait démarré et qu’on s’était retrouvés orphelins en un clin d’œil. Ma demi-sœur s’était évidemment chargée de nous à la crémation de ma mère morte peu de temps après mon père ; Cybelle, seule survivante dans tout le quartier avait appris à se battre et nous protégeait avec une constance et une férocité telle que les quelques sales cons qui trainaient dans le coin n’osaient plus s’approcher de la maison. Elle tirait mieux et plus vite que tous ces abrutis et quand elle en a laissé un certain nombre sur le carreau, il n’y avait plus de volontaires pour lui chercher des noises. Elle avait fait quelques exemples ; je me souviens du grand Jourdu, elle l’avait pendu à la poutre de sa véranda à cent mètres de chez nous, lui avait écarté les jambes avec des cordes et l’avait émasculé avec les cisailles du jardin. Elle avait surveillé le coin jusqu’à ce qu’il cesse de crier et ne bouge plus. Puis elle était allée chercher trois de ses copains pour qu’il nous débarrasse de sa charogne. Plus personne ne s’est approché de notre quartier qu’on disait tenu par une sorcière, jusqu’à ce que nous quittions les lieux pour former notre bande.

Ma sœur s’est mariée peu après notre départ et elle a créé une petite boîte avec son mari, une sorte de mage assez connu à l’époque, Dragul ; ils exploitent une invention de mon père pour accélérer et rendre plus pratique la crémation ; ils se débrouillent très bien. Il faut dire que dans notre système d’échange, la pratique systématique de l’incinération est un commerce qui rapporte bien, bruler des cadavres c’est s’assurer un quotidien quasi luxueux, les gens étaient prêts à donner n’importe quoi à celui qui les débarrassait des corps rapidement et sans barguigner : au début de la pandémie, les macchabés se multipliaient à croire qu’ils se reproduisaient ! Il arrivait souvent qu’on était obligé de cramer des dizaines de citoyens dans la journée pour désencombrer les rues et les maisons. Tous les rituels liés aux obsèques avaient cessé, on n’enterrait plus, les veillées, discours et cérémonies avaient disparu, les rescapés avaient autre chose à faire que s’occuper des morts. Mêmes le peu de curés qui subsistaient avaient de quoi s’occuper pour survivre et ne se sentaient plus obligés de marmonner quelque requiescat pour des amoncèlements de dépouilles plus ou moins fraiches, les croques morts n’avaient plus de boulot, ils se débrouillaient pour donner un coup de main aux incinérateurs et ils pouvaient, sur demande, fournir des récipients pour donner aux éventuels héritiers qui pouvaient au choix agrémenter leurs dessus de cheminée avec l’urne de la vieille ou aller sur un paysage choisi pour disperser les cendres du tonton ou de la tatie ; attention au sens du vent on peut en bouffer ou en prendre plein les carreaux de cette saloperie ! Durant la grande époque des premières vagues de la pandémie, le boulot n’a pas manqué, ça tombait comme à Gravelotte, et puis tout doucement ça s’est calmé, on manquait pas de clients mais il y en avait beaucoup moins et de plus en plus on avait affaire à des amateurs –accidents, maladies diverses, vieillissement, quelques meurtres…- les pros de la pandémie commençaient à se faire rares même s’il y en avait encore pas mal.

D’une façon générale, les femmes avaient mieux résisté aux atteintes du virus, elles en mouraient bien moins souvent que les hommes et, guéries, elles étaient quasiment à l’abri de toute rechute. Dix ans après le début de l’épidémie, l’Europe comptait environ un dixième de la population qui avait survécu, sur ce nombre les quatre cinquièmes étaient des femmes. Quelques esprits plus aventureux que les autres étaient allés voir ce qui se passait ailleurs : peu avant de mourir, mon père avait organisé avec Arnaud une expédition en avion vers le sud pour voir ce qui restait des populations autour de la méditerranée ; en Espagne et en Italie on comptait la même proportion de survivants qu’ici, ils s’organisaient comme ils pouvaient ; pour ce qui pouvait être observé en Afrique du nord c’était la même chose ; des contacts ont été pris avec ces populations et nous continuons à correspondre et à échanger avec elles. Ils ont poussé jusqu’à Dakar où ils ont bien failli tous y rester ; dans ces lieux de désolation des bandes mal organisées agressaient systématiquement tous ceux qui étaient à portée. Dans la majorité des cas c’était des femmes et de jeunes enfants armés jusqu’aux dents et hyper excités, qui attaquaient sans crier gare et avec un mépris du danger tel qu’ils étaient extrêmement difficiles à combattre. Ils avaient l’habitude de charger nus et en hurlant, ça foutait vraiment les molettes !  L’expédition a quitté en catastrophe le Sénégal y laissant la moitié de son effectif. Mon père blessé à l’épaule par un coup de lance hasardeux qui avait hélas atteint son objectif fut considérablement affaibli, il en profita pour attraper le virus et mourir avant de revoir nos rivages. Il fut remplacé dans son rôle de chef par Madame Georgia qui l’avait secondé jusque-là. Elle était très robuste et courageuse et elle est restée dans nos mémoires comme une héroïne à vénérer. Accessoirement elle vivait avec Arnaud qui éprouvait pour elle une adoration quasiment mystique. A sa mort il n’a plus jamais regardé une femme. Le retour de cette expédition fut fêté comme il convenait et Arnaud devint un des personnages les plus importants de notre société, il fut de son vivant le héros d’une épopée, écrite et mise en musique par le grand artiste Hugo Strauss. Tous les ans à la même date nous célébrons le retour des héros et mon père n’est pas oublié dans ces réjouissances. Je n’en tire ni plaisir ni fierté, mon père ne me manquait guère et le peu de souvenirs que j’avais de lui ne pouvait remplacer l’amour que j’avais pour ma mère à laquelle je pensais tous les jours. Mon admiration pour Arnaud était largement tempérée par la trouille qu’il m’inspirait. Je savais qu’il me recherchait activement et à plusieurs reprises il se rapprocha si bien de moi que je me suis cru perdu ; à chaque fois l’aide de Mic me tira d’embarras.