Pourtant ça avait bien commencé ; on allait au cours de madame Tilane, la sœur de Georgia ; elle avait fait de longues études avant la catastrophe et comme beaucoup de ses congénères elle avait choppé le virus et en était sortie totalement immunisée. Elle était une maîtresse dévouée et passionnante, infatigable, elle nous gardait pendant des heures et ça ne rigolait pas, j’ai appris à lire et écrire à l’âge ou les gamins ont encore des couches ! Je passais des journées complètes à la bibliothèque, je voulais tout lire et mater tous les films qui s’alignaient dans les rayons, j’adorais les westerns et les films de guerre mais je ne renâclais point à visionner des œuvres plus ambitieuses, si bien que j’ai dû revoir une quantité de chefs d’œuvre auxquels je n’avais rien pigé en première vision ; je pouvais échanger avec madame Tilane tout ce qui me passait par la tête, elle connaissait tout sur tout et je crois que même en continuant ma vie durant à lire et à regarder des films je n’atteindrai jamais son niveau de connaissance. J’avais une intelligence tout à fait commune mais ma mémoire était exceptionnelle et j’avais la passion des études ; je lisais de plus en plus de livres, de plus en plus difficiles et avec l’aide de la maîtresse et des filles qu’elle avait formées, j’animais un cercle de réflexion qui était devenu célèbre dans les contrées environnantes ; j’allais sur ma douzième année et Mic était toujours dans mes pattes. Pour lui les études étaient une perte de temps, il avait deux ans de plus que moi mais ses connaissances étaient bien moindres. Sauf sur un point. Là où je lisais des mots, des textes et des ouvrages de plus en plus recherchés lui lisait les arbres, les herbes, les oiseaux et les papillons. Dans la forêt la plus obscure et après des trajectoires tortueuses et alambiquées qui me voyaient complètement paumé et déshérent, lui retrouvait notre chemin et ne se trompait jamais sur la route de retour. Je ne l’ai jamais vu hésiter ni réfléchir il marchait droit jusqu’à la clairière que je reconnaissais et nous atteignions l’orée bien plus tôt que je ne pouvais l’imaginer. Nous étions revenus à une époque antérieure au Moyen Age !  La nature désertée par les hommes avait repris ses droits, il n’y avait plus personne pour déboiser, bétonner et dénaturer les paysages. En quelques années les arbres avaient poussé, les broussailles envahissaient les sous-bois et les rares chemins qui serpentaient parmi les arbres étaient tracés par les bêtes qui s’étaient multipliées. Avec les cervidés et les cochons sauvages qui foisonnaient dans les bois, les prédateurs étaient revenus, on croisait régulièrement des hardes de loups et les lynx étaient de plus en plus nombreux ; les chats harets s’étaient multipliés et par un effet de sélection naturelle, ils étaient de plus en plus balèzes : à la chasse on en rencontrait souvent et ça me faisait tout drôle de voir un greffier aussi grand que mon setter anglais ! De cette époque je n’ai retenu qu’une chose, je trouvais le temps de tout faire, études et courses dans les campagnes désertées avec Mic, à croire que je ne dormais jamais ! Et puis fatalement, un goût de liberté nous vint à l’esprit qui ne se satisfaisait plus de cette vie trop statique et on a foutu le camp !

Cela ne s’est pas fait d’un seul coup ; c’était un genre d’école buissonnière au départ qui inquiétait peu les adultes qui nous encadraient, nous étions jeunes et cela finirait bien par nous passer. En fait nous savions très précisément ce que nous faisions et ce que nous voulions faire pour la suite. Primo, il fallait préparer le coup minutieusement et commencer par un recrutement réfléchi. On ne voulait pas partir tous seuls mais on ne voulait pas non plus enrôler n’importe qui. Il fallait choisir soigneusement les quelques salopards qui devaient constituer la base de notre future équipée. Il valait mieux pour tout le monde que je m’occupe de près de la mise en place de cette sorte de conscription, Mic par ses choix aurait réussi à former une armée d’abrutis assoiffés de sang. Une sorte de nid de frelons ! L’époque était propice à ce genre de choses, on mourait si facilement que la vie avait peu de valeur aux yeux des jeunes que nous voulions entraîner avec nous. Certains, en dehors de l’école connaissaient notre réputation, ils s’étaient déjà présentés pour partir avec nous. Il y avait des profils que nous étions d’accord pour élire, en particulier les spécialistes en quelque chose. Par exemple on a eu tout de suite une petite équipe de cuistots. Ces mecs étaient capables de chasser, cueillir, préparer et servir de quoi nourrir un régiment. Comme dit plus haut l’époque fourmillait de gens malades, en voie de guérison ou subclaquants, situation tout à fait à même de mobiliser une pléiade de guérisseurs, infirmiers ou soignants plus ou moins ratés : on a vu des gamins sortir du coaltar des patients dont on n’aurait pas parié un kopeck sur l’espérance de vie. Pendant les grosses empoignades ces toubibs à la manque avaient sauvés un tas de blessés quasiment mourant, n’hésitant pas à opérer sur le champ de bataille et à trimballer les gueules cassées sur des civières en courant sous la mitraille. Le plus rigolo c’est que des deux côtés on respectait ces docteurs qui soignaient indifféremment les gens de leur troupe et ceux des troupes ennemies. Très important, j’avais sélectionné d’excellents armuriers formés par maître Hyeronimus en personne. Lequel m’avait sollicité pour nous suivre dans nos aventures. J’avais des relations particulières avec Hyeronimus, j’étais un des rares à lui parler directement même ses meilleurs clients n’avaient pas le droit de l’approcher, ils passaient tous par sa fille ou son gendre. Bien entendu j’avais refusé sa candidature en prétextant que nous aurions besoin de lui à l’arrière et qu’il était trop précieux pour que nous risquions de le perdre. En fait je crois qu’il était encore plus dingue que Mic et d’ailleurs ils ne pouvaient pas s’encadrer. Hyeronimus avait du mal à accepter mon attachement pour Mic et ça aurait fait du grabuge si je m’étais avisé de les confronter. Nous c’était la grande aventure. Cybelle avait fait de nous des experts en armes et en tir. On trouvait des armes partout et pendant des années les munitions n’ont pas manqué : il suffisait d’aller chez le premier armurier du coin et de se servir. Comme dans tous les petits métiers les rares survivants avait pris le temps de former des jeunes et les fabriques se sont remises à tourner pour refaire les munitions les plus courantes on trouvait sans mal du 22, du 9mm, du 44, du 45, du 38/357 et des balles pour carabines les plus usitées, 30X30, 7,64 ou 270 par exemple.

Mic qui était assez frêle, avait adopté un Taurus Tracker à canon long en 22 LR, moi j’arborais avec fierté un Smith et Wesson 686 en 357 magnum que j’appris très vite à maîtriser. J’avais comme deuxième arme un Judge en 410 Magnum et 45 Long Colt, qui me servait pour tirer la grenaille à courte distance, le 45 pouvait suppléer au 357 en cas de besoin. Nous avions décidé sagement de privilégier le révolver, le pistolet étant plus fragile, pensions-nous. J’adorais tirer et sans me vanter je n’avais peur de rien ni de personne. Mon attitude était telle que j’avais rarement l’occasion de tirer sur quelqu’un et j’obtenais facilement tout ce que je désirais sans recourir à la violence qui me paraissait toujours un peu gratuite. Mic lui, ce n’était pas du tout la même chose, Mic ce qu’il aimait avant tout c’était tuer.       Notre bande avait subi de nombreux revers depuis quelques temps, nous avions perdu un bon tiers de nos effectifs, les miliciens tiraient de mieux en mieux. Nous avions de grosses difficultés pour trouver le carburant pour nos 4X4 super gourmands. Dans l’immédiat on s’était repliés sur un monticule artificiel, genre crassier ou terril à sommet aplati où quelques illuminés avaient, il y a longtemps, bâti une sorte de fort à présent à demi en ruine ; consolidé et entouré de remparts en bois installés à la va comme je te pousse, le lieu était idéal pour se protéger ; et rester coincés comme des cons à plus pouvoir sortir, cernés que nous étions par une troupe beaucoup plus nombreuse que nous et constituée de professionnels aguerris et persuadés d’être les légitimes représentants de la force publique et de la légalité ; ils l’étaient plus ou moins, sachant qu’un certain nombre parmi eux avaient commencé leurs activités dans nos rangs ! Pour l’instant ce qui mobilisait la bande c’était que nous commencions à manquer de tout et que nous envisagions de faire une sortie désespérée et sanglante de ce lieu devenu hostile. Enfin quand je dis nous, je ne me sens pas vraiment concerné, je peux à peine bouger la tronche.

Je ne m’explique pas pourquoi cette belle amitié a tourné en eau de boudin, la raison la moins déraisonnable était que Mic était devenu encore plus cinglé qu’il ne l’était au départ et que même lui ne pouvait dire ce qui se passait dans son esprit malade. Toutes les idées qui me venaient à l’esprit ne débouchaient sur rien, nous n’avions pas de rivalité particulière, le fric n’existait plus les filles étaient toutes consentantes et la jalousie avait disparu des tablettes ; d’ailleurs je pensais que Mic était pédé, je l’avais vu au pieu avec autant de jeunes garçons que de nanas ; je pensais que tout cela lui était aussi indifférent qu’à moi : que m’importe avec qui tu baises si on reste copains pour la vie ! Eh bé c’était bel et bien fini et j’étais dans une sacrée merde. Et cependant je ne désespérais pas du tout. Je connaissais tout des pratiques de Mic et je savais comment me sortir de cette bouse sans y laisser trop de plumes.

« Alors mon pote, ça roule ? » Il me regarde avec son air rigolard dressé devant moi les jambes écartées comme s’il allait me pisser dessus !

« Tu ne crois pas qu’une petite explication s’impose ?

« Y a rien à expliquer tu dois savoir pourquoi t’es là…

« Ben non justement, à croire que t’es devenu dingue !

Ça il n’aime pas et je me ramasse un coup de latte dans les burnes… voilà qui me coupe le sifflet pour un moment.

« On lève le camp, toi tu restes ici la milice s’occupera de te faire de belles obsèques.

« Tu sais ce qui va se passer si tu fais ça, tu vas avoir Cybelle au cul pour le restant de ta vie qui sera forcément courte…

Ça non plus il aime pas, Cybelle lui fout la trouille comme à tout le monde (pas à moi !) et il sait que je dis vrai elle ne le lâchera plus s’il porte la main sur moi. Surtout qu’elle n’est plus seule et que son mec est largement aussi dangereux qu’elle. Il trouve le temps de fanfaronner mais je sens bien qu’il est gêné aux entournures.

« Tu crois t’en sortir avec ces conneries ? Je viens te dire adieu dans quelques minutes.