J’avais un tas de motifs de satisfaction, je me plaisais à l’école où madame Tilane faisait grand cas de mes dispositions et de mes compétences et où les filles semblaient toutes s’intéresser à moi ; nous étions accoutumés à consacrer les moments de loisirs à nous ébattre et à cultiver au maximum des échanges physiques dont on ne se lassait guère. J’avais choisi Kimiko comme compagne habituelle et elle consacrait l’essentiel de son temps à essayer de me faire plaisir : elle semblait surtout occupée à me donner une satisfaction de tous les instants en obtenant des jouissances qui me paraissaient infinies et pouvaient aller jusqu’à la douleur la plus délicieuse ; si bien que je pouvais me demander si je n’allais pas finir par en crever et nous dûmes freiner ces ardeurs avant qu’elles ne m’achèvent ; je ne me sentais pas mûr pour l’épectase ! Heureusement pour moi, cette jeune beauté avait en elle toutes les qualités d’esprit pour répondre à mes aspirations et nous passions de longs moments à débattre des questions du moment, à commenter nos lectures et les films dont nous nous gavions quotidiennement. Nos camarades nous servaient de public et de répondants insatiables. Seul Mic affectait ne pas trop prendre au sérieux nos débordements intellectuels, il attendait patiemment que je me dégage de ces enfantillages pour le suivre dans ses courses à travers la brousse. Il nous arrivait souvent de partir pour plusieurs jours, insensibles aux reproches qui pleuvaient à notre retour. Nous avions tant à découvrir que les quelques moments que j’arrachais aux études et aux débordements des corps ne suffisaient plus. Dans nos avancées à travers cette nouvelle jungle, nous découvrions chaque jour des merveilles… ou des horreurs. Voyez cela.

         Il se faisait appeler Bob Morane et se prenait pour un homme important alors que tous savaient la fripouille qu’il était : lâche, cruel et d’une redoutable bêtise. Il faisait l’objet d’une surveillance permanente de la part de la milice. Il avait jusque-là échappé aux déboires les plus cuisants auxquels il était promis, non par ses qualités de stratège ni par une chance insolente qui semblait ne pas vouloir l’abandonner mais par l’habileté diabolique de son second, Victor Dit L’Ennui. Voilà un personnage intéressant ! Personne ne comprenait pourquoi il protégeait Morane ! Personne ne savait ce qu’il avait dans l’esprit ni ce qui lui donnait cet air de se faire chier en permanence, de mépriser l’ensemble de ses semblables, son patron en tête ! Il parlait peu, ne se livrait jamais et regardait les autres comme s’ils étaient transparents. Par ailleurs, sans être bagarreur, il était d’une force et d’une férocité sataniques dans les combats. On l’avait vu plusieurs fois casser des reins à mains nues et déchirer des gorges avec ses doigts crochus. Drôle de zigue ! Morane faisait du trafic, il était à la tête d’un troupeau de mecs tellement crados qu’on les surnommait les dandies ! Ils prenaient le maquis régulièrement et revenaient chargés de matos et de minerais de houille qu’ils échangeaient contre des terres et des maisons encore saines. Ils avaient colonisé tout un coin de paysage où nul n’avait le droit d’entrer sans autorisation expresse de Morane. Cette activité apparente masquait disait-on un trafic beaucoup moins moral mais beaucoup plus lucratif. La houille était extraite des anciennes mines qui avaient été fermées dans le vieux temps. Chacun pouvait aller creuser dans les anciennes galeries et beaucoup de gens se chauffaient au charbon. Ceux qui ne pouvaient pas donner des objets ou de la nourriture en échange avaient tout loisir d’aller se servir dans les mines. Souvent on avait éventré les vieilles galeries à la dynamite et le charbon pouvait être extrait dans les énormes trous qui s’étaient créés, il fallait toujours descendre mais on était à l’air libre.

         Avec Mic, nous avions décidé de découvrir à quel bricolage se livraient les dandies au profit de Morane. Deux raisons à cela : c’était dangereux et cela nous servait de test pour nos futures escapades.

         Cinq heures du matin le Toy serpente entre les mélèzes suivant une piste à peine visible mais que Mic connaît par cœur. Je suis toujours étonné de voir que ces grands arbres sont descendus dans les plaines, les changements climatiques dit-on. Ils ont peu à peu remplacé les douglas et les platanes qui bordaient des routes à présent disparues. Ils ont l’avantage de préserver un sous-bois plus clair que les autres espèces qui facilite les déplacements dans ce qui est devenue une forêt là où les champs de blé s’étendaient à perte de vue. Nous sommes à la poursuite de Victor Dit L’Ennui et je trouve qu’on le suit de beaucoup trop près ; je finis par comprendre que Mic souhaite être repéré par ce gibier difficile, il rêve de l’affronter comme beaucoup d’apprentis cow-boys qui se sont cassés les dents sur un vieillard minable ! Il en a tués ou estropiés des wagons ; il préfère les laisser à moitié en vie pour qu’ils aillent raconter leurs exploits. J’ai du mal à piger ce qui motive encore ce malandrin hors d’âge qui n’a plus rien à prouver et semble mériter son blaze tellement il a l’air de s’emmerder en permanence.

  • Bon t’arrêtes tes conneries il nous a repéré maintenant, on se casse…
  • Rien du tout tu m’attends là je continue à pieds

Il agrippe la Marlin 444 et saute de la bagnole en vitesse. Je suis pas bon pour poireauter et il est hors de question que je le suive. Je prends le volant et je fais demi-tour en vitesse. J’ai repéré un embranchement un peu plus tôt et je me jette dans la minuscule trace qui grimpe à l’assaut de la colline. Tout en haut la vue est dégagée et on aperçoit par moment des bouts de la piste principale. Moi j’ai une Savage en 300 à levier de sous garde, ça suffit largement pour ce que j’ai prévu de faire si ça se gâte. J’ai la visibilité sur deux cents mètres tout autour de ma cache, j’ai planqué la bagnole dans un bosquet et personne ne peut la voir avant de se casser le nez dessus. En fait vous l’avez deviné, j’ai les jetons ! Mic est gonflé, il n’a peur de personne, moi, Victor me fout les flubes ! Et voilà que ça se met à pétarader. Je reconnais la voix de la Marlin mais ce qui lui répond me paraît beaucoup plus étoffé, on dirait du 50, Apparemment l’ennemi est bien équipé ! Le dialogue se poursuit, Mic semble avoir trouvé une bonne position de tir et ça canarde dru. Leur voiture a fait demi-tour, je m’attends à les voir surgir d’un moment à l’autre ; entre deux massifs, je les vois passer à petite vitesse, j’aperçois bien le Barrett 50 -où ont-ils trouvé ça ? -, mais il n’y a personne pour s’en servir, on dirait que mon copain a fait quelques dégâts ! Leur voiture a dépassé l’embranchement, peut-être n’aurais-je pas de visite dans l’immédiat ! Je ne bouge pas, je sais que s’il s’en donne la peine, le camarade me retrouvera sans mal ! Et les voilà de retour et encore une fois ils passent l’embranchement sans même ralentir. Peu après je les vois disparaître derrière le dernier bosquet. Je continue à attendre sans m’impatienter, tout peut encore arriver. Il y a à deux cents mètres un bouquet d’arbustes genre aliziers que je pense avoir vu bouger ; j’ai le plus gros de ces arbustes dans ma ligne de mire, si un connard sort de là je suis sûr de le tailler en pièces. Et puis la végétation se met à causer :

  • Fais pas le con l’ami, ce n’est que moi qui reviens des pâquerettes ! Il a pas parlé bien fort mais dans le silence environnant, j’ai l’impression de l’avoir à côté de moi.

Il sort de la broussaille comme une apparition et se dirige vers moi sans se presser, il boitille. Ce n’est rien qu’une légère entorse qu’il s’est faite en sautant dans le fossé quand ça a commencé à sentir le roussi. Il est tout fier, il en a flingué deux. C’est Victor qui doit être content. On s’est quand même décidés à rentrer, la chasse reprendra une autre fois.