L’affaire avait fait grand bruit. Passé le premier étonnement face à un résultat pour le moins inattendu, les témoins les plus malins se sont posé des questions auxquelles ils n’ont pas tardé à apporter des réponses. Le combat à peine terminé, on avait vu le vainqueur disparaître chez lui d’où il ressortit quelques minutes après propre comme un sou neuf. J’avais surpris mon beauf en train de le nettoyer au jet et de lui décoller discrètement la petite vessie cachée dans le nombril. Mais apparemment je n’étais pas le seul à avoir assisté au spectacle. Dès lors ça ronchonnait drôlement dans les rangs des fidèles de Marshall et les quelques gueulards habituels réclamaient justice. Mais à qui et pour quoi ? Dès le départ les règles de l’affrontement étaient définies : il n’y avait pas de règle ! C’était le style : article 32, chacun se démerde comme il peut ! Tous l’avaient admis et il fallait beaucoup d’ingénuité pour ne pas comprendre que les deux candidats étaient libres de fausser le jeu à leur avantage ; on ne pouvait pas tricher quand il n’y avait pas de règlement ! En fait le plus jeune avait passé sa vie en ignorant les lois et l’autre était victime d’une confiance excessive dans sa supériorité physique. Que le plus fort ait négligé l’avantage qu’on pouvait tirer du bâton, c’était bien fait pour sa gueule ! Sans cet objet, la messe était dite, la force brute était d’un seul côté, on aurait vu du rein pété et de la bedaine explosée. Le bout de bois ne pouvait être utile qu’au plus faible et le premier soin de son adversaire aurait dû être de lui confisquer cet objet dont il devait nécessairement se servir. Il n’avait vraiment pas été malin sur ce coup et ça lui avait coûté la peau ! Déjà, le déguisement merdeux aurait dû l’alerter : cela ne pouvait être qu’un leurre un attrape nigaud, comme les gestes qu’on croit inutiles et que le prestidigitateur multiplie pour attirer les regards des spectateurs hors de l’action principale. Je ne voyais que Dragul pour signer le scénario, Mic était trop impulsif et irréfléchi pour mettre en place une mise en scène pareille. Le vice ne suffisait pas il fallait de l’invention et du génie pour se mettre au service de la vacherie. Tout ça était bien joué et j’attendais avec intérêt la réponse qu’Arnaud devait fournir aux bons esprits qui réclamaient vengeance. Il pouvait botter en touche et attendre que la vapeur faiblisse, il pouvait aussi donner raison à l’un ou à l’autre. Lequel autre n’était pas là pour pleurer avec ses copains : il se consumait sur le bûcher funéraire qu’on lui avait préparé à la façon des anciens. En cramant il puait largement autant que notre ami recouvert de merde. En fait personne n’osait l’avouer mais tous étaient contents de leur journée : une belle bagarre avec du suspense, une magnifique sépulture joyeusement flambante et pour finir, un jugement de Salomon que le préfet se préparait à prononcer devant le peuple, en toute modestie bien entendu. L’accusé s’était fait beau, il s’était entouré d’un tas de minettes qui voulaient toutes le tripoter, le cajoler, l’embrasser ; il était obligé d’écarter ces groupies qui lui auraient bien piqué son slip pour l’encadrer à la maison ! Moi, j’étais pas loin et prêt à entendre la sentence pour la faire exécuter. J’étais tranquille on ne demanderait pas la mort du pêcheur ; j’avais l’habitude de voir le vieux à l’œuvre ; je voyais ça sous la forme d’une forte amende, style : un troupeau entier, un parking tout équipé ou des travaux d’intérêt général jusqu’à la fin de l’année (six mois quand même !). Rien de tout ça ! Je compris seulement à ce moment-là que le préfet voulait depuis le début se débarrasser de nous ; il utilisait les évènements en les manipulant à son avantage : j’ai su que c’était lui qui avait suggéré cette idée de jugement de Dieu, il avait encouragé Mic pour qu’il se présente à ma place et l’avait aidé à recruter Dragul qui en voulait à Marshall pour ce qu’il avait fait à Kimiko. Quelle que soit l’issue du combat il avait tout à gagner dans l’affaire ! Dans tous les cas on en sortirait affaibli et la mort d’un des deux combattants pouvait être exploitée à fond ! C’était l’exil : Mic devait quitter la région, abandonner ses terres et s’installer à plus de deux cents bornes dans les collines de Glades, qui voulait pouvait le suivre ! S’il avait le malheur de s’approcher d’un kilomètre en direction de notre ancien territoire, c’était la guerre, sa tête mise à prix et tous ses biens immédiatement confisqués. Il avait exactement une semaine pour déguerpir ! Moi je pouvais faire ce que je voulais : rester, le suivre, aller ailleurs ou au diable si le cœur m’en disait ! Le préfet Arnaud venait de donner le signal des dissensions qui allait nous opposer et aboutir à la panade où je me trouvais au début de mon récit !