La télévision française découvre la Guyane. Ce lieu très fantasmé – enfer vert, serpents, mygales, paludisme, carnaval, travelos en string et véroles diverses…-, fait l’objet d’une véritable fascination- répulsion pour la plupart des gens. Et d’un paquet d’émissions plus ou moins honnêtement documentées. Légèrement bidonnées sur les chaînes ordinaires, plus froidement scientifiques sur la 5 ou Arte. Le choix entre les touloulous comme si t’y étais et le détail sur ce diptère unique au monde qui vit dans la canopée. Comme j’ ai passé deux années agitées de mon existence, en ce lieu abandonné de Jéhovah,  je ne vois pas pourquoi je me gênerais pour en parler savamment et hasarder des choses définitives. M’en va t’dir’ c’qu’cest qu’la Guiiiyan’ !

L’essentiel des gens qui y vivent connaissent Cayenne et c’est tout. Quelques aventuriers ont poussé jusqu’à Kourou, Saint-Laurent ou Saint-Georges, mais n’ont jamais foutu les pieds dans la forêt qui fait l’essentiel du paysage. Dans le meilleur des cas on s’offre le frisson d’un week-end au carbet : on fait quatre kilomètres sur le fleuve, on passe deux nuits sous un toit ouvert, rustique et vermoulu, on bouffe, on picole en chantant Youkaïdi et on retourne à la clim pour une dure semaine de labeur

Je caricature ? Renseignez-vous !

Et puis il y a l’espèce rare : le vrai de vrai, le pur et dur. Le mec qui considère que son congé est gaspillé s’il n’a pas marché pendant des jours en suivant un layon étroit et mal fréquenté, s’il s’est pas fait sucer par des escadrons de moustiques et pomper à fond par les sangsues géantes, s’il a pas passé sa semaine loin de tout en bouffant du lyophilisé, en somnolant vaguement dans un hamac entre deux arbres, s’il a pas évité sa demi-douzaine de najas, mambas, vipères, bien mortels et chafouins, rencontré un anaconda, une anguille électrique, deux ou trois caïmans et entendu toute une nuit feuler le léopard implacable. Il aime souffrir et avoir les molettes. Il adore approcher les sites d’orpaillage et risquer de ramasser un coup de douze mono canon et brésilien. Des comme ça j’en ai vu plein en Afrique, je les ai retrouvés pareils en Guyane. Ils sont de la même espèce que les navigateurs solitaires blasés, ou les alpinistes collectionneurs de 8000m, leur Makalu ou leurs 40èmes rugissants, c’est la forêt primaire et le mont Tumuc Humac, celui où j’ai posé mon hamac pour  chercher l’oiseau qui fait Tchac-tchac, car il m’a piqué mon tabac – praïveut’ djoque !

Je parlerai pour les autres, ceux qui ne cherchent pas forcément les emmerdes sans fuir à tous prix un peu de risque calculé, qui apprécient modérément la souffrance et pensent que l’effort physique, ça va un moment mais faut pas que ça dure, qui préfèrent manger des choses ordinaires et bonnes plutôt que de survivre aux rations, qui apprécient un lieu dans ce qu’ils y trouvent et non dans les difficultés rencontrées pour l’atteindre. Qui aiment les longues descentes en pirogue, les passages de sauts acrobatiques et la paix reposante des villages indiens. Les gens à peu près normaux ; comme moi par exemple.

Je regarde ce documentaire sur la 3, je vais vous dire comment je vois les choses :

L’ensablé. Le petit blanc d’origine polonaise qui vit avec une brésilienne et qui tient une épicerie à Saint Elie est visé avec précision ; c’est le vrai profiteur qui prospère sur la misère des clandestinos : il se fait payer en or, dix fois le prix, les marchandises qu’il achète en contrebande à Oyapoque, sur la rive brésilienne du fleuve, presque en face de Saint-georges. Il remplit plusieurs pirogues de riz, bière, alcool, cigarettes, conserves, droguerie, petit matériel pour l’orpaillage ; tout cela est déchargé et rechargé sur un Unimog qui date des années cinquante, par une main d’œuvre à trois sous : tu te syndiques peu quand tu sais qu’un signe du patron suffit à te renvoyer dans ta favela pour y survivre à peine. Regardez le trajet qui va du fleuve à Saint Elie : notre héros est vautré sur sa marchandise dans un Hi-Lux hors d’âge qui se traîne sur une piste épouvantable. On se plante dans la boue, on fait du 4 kms/heure de moyenne. Il reste juché sur son pick-up, le cul sur les sacs de riz, pendant que ses employés s’escriment à sortir le 4X4 de cette boue collante et épaisse. Plus tard il nous fera le coup de l’aventurier qui risque sa vie tous les jours, il exhibera même un pistolet d’alarme, seule arme en sa possession dit-il ; mon cul ! comme disait Zazie.

Plusieurs remarques ; des petits blancs ensablés, il y en a plein en Guyane. Dans le meilleur des cas, ce sont des semi clochards pochtrons qui se font le foie à la Heinneken ou à la cachaça, 50° pur jus de cannes. Dans le pire, comme ici, ce sont des minis aventuriers qui vivent comme des tiques sur le dos des orpailleurs et des clandestins divers qui les accompagnent. Je suis sûr que ce personnage est armé jusqu’aux dents, pétards brésiliens –Taurus ou Rossi- et calibre douze avec chevrotines qu’il doit vendre dans son épicerie ; il est prêt à tirer sur tout ce qui bouge. En fait il prend très peu de risques, les garimpeiros se battent surtout entre eux et saignent rarement les français d’origine métropolitaine.

Les argousins. Les flics, maintenant. J’ai pu observer leur boulot de près à Maripasoula. Ce qu’on voit faire aux gendarmes dans le film correspond bien à ce que j’en sais. Ils ne lâchent jamais le morceau mais ils sont obligés de respecter les priorités. Pour une intervention Anaconda, avec hélicos, fusils à pompe, FM, pots thermiques pour cramer les moteurs d’aspirateurs de boues e tutti quanti, des dizaines d’hélitreuillages en pleine forêt pour travailler sur des meurtres ou des vols. Ils peuvent partir pendant des jours pour faire une enquête au milieu de nulle part et interroger des clandestins plutôt rétifs dans leurs réponses. Ils déterrent les cadavres pour les constatations d’usage, comme il n’y a rien pour les transporter ou les conserver, ils les (r)ensevelissent à l’endroit même où ils les ont trouvés. Obligés de gagner la confiance des gens, ils ferment les yeux sur les sites qu’ils découvrent – ils ne ferment pas le GPS qui permet de les localiser pour un retour plus offensif !- . Ils logent dans les bordels et mangent dans les restos de fortune. Ils ne demandent pas les papiers des filles ou du mac, ils ne vérifient pas si la bouffe est passée par la douane. Ils vivent avec ces gens et ils ont le temps de s’apercevoir que ça n’est une vie enviable pour personne. On finit par les renseigner pour cela, justement. Parce que nos gendarmes sont polis et compréhensifs –si ! si !- ; dans le pays voisin, les forces de l’ordre qui découvrent un placer clandestin, ne s’embarrassent guère de formalités : elles tirent dans le tas ; on aura toujours le temps d’interroger les blessés avant de les achever.

Garimpeiros. Qui sont les gens qui apparaissent dans le documentaire ? Les orpailleurs? Tous les brésiliens pauvres –pléonasme presque parfait : au Brésil, pays plein de ressources, seule une très petite partie de la population jouit d’une richesse inimaginable, le reste crève de faim et se déchire pour glaner les lambeaux du pactole ; 300 000 assassinats par an-.

Il ne se construit guère de maison en Guyane sans que des brésiliens, avec ou sans papiers, n’animent le chantier ; ils restent à peu près les seuls à bosser dans ce domaine. Ce sont des travailleurs étonnants, habiles et infatigables. Le travail est si rare et si mal rétribué au Brésil que n’importe quel emploi en Guyane est regardé comme un cadeau du ciel, quelles que soit sa dignité ou la peine qu’il engendre.

Le rêve de l’or est des plus vivaces dans cette région, la Guyane-Eldorado attire de plus en plus de gens du nordeste, bien décidés à devenir riches, vite et à n’importe quel prix. On passe la frontière en douce, les pirogues peuvent accoster partout sur des centaines de kilomètres, on marche sans vivres pendant trois ou quatre jours dans une forêt pas très accueillante ; arrivé sur place, on est nourri et on trouve du boulot immédiatement : on extrait l’or ; si on est une femme on peut le faire aussi, ou bien faire la cuisine, ou bien se prostituer. A Cayenne, une pute se fait entre 20 et 40 € la passe, à Maripasoula, les hommes arrivent à négocier la chose pour 10€, mais en pleine forêt, où la concurrence est faible, c’est 10 ou 15 grammes d’or, soit 80 à 120€. Quand elle a payé sa chambre à l’hôtelier une bonne gagneuse peut arriver à 4 ou 500€ pour un week-end. Une institutrice brésilienne gagne 90€ par mois.

Je voudrais redresser une thèse qui transparaît dans le docu ; les gendarmes de Saint-Georges ont serré un pauvre bougre qui a eu la malencontreuse idée d’être sur la route au moment où ils passaient. Pas de bol. On va entendre le discours prédigéré du brigadier bonne conscience qui empêche de partir les richesses de la France vers l’étranger. Ils lui ont piqué les 4000€ qu’il avait sur lui. « Ouais ! Il dit qu’il a travaillé 8 mois pour gagner ça, vous vous rendez compte, même en métropole y a pas beaucoup de gens qui peuvent économiser ça en si peu de temps ! » J’explique : un orpailleur en bossant du lever du jour jusqu’au coucher du soleil, arrive à peu près à faire entre 100 et 200 grs d’or par mois, s’il a du pot. Quand il a payé le proprio du moteur, la bouffe, les médicaments, la cuisinière, le plumard garni ou le hamac et assuré ses frais divers, il lui reste 50 à 100 grs. 400 à 800€. En huit mois d’un travail de bagnard, climat et paludisme compris, en se payant le strict minimum, ramener 4000€, ça n’a rien de scandaleux. Ce pécule va rejoindre, dans la boîte à munitions réglementaire enfermée dans le coffre, le fric, la poudre d’or et les pépites qui vont enrichir notre beau pays. A tout péter, 50 ou 60 000€ !

Qui veut gagner des millions sur le dos des crève-la –faim ?

La Guyane va continuer à accueillir des milliers de brésiliens ; si on leur permet d’oeuvrer dans le bâtiment et dans les services, ils préfèreront rester en ville, avoir un toit et des conditions de vie convenables plutôt que d’aller risquer leur peau –une trentaine de morts violentes l’an passé- ou leur santé – le falciparum prospère en ces lieux- dans la boue et les vapeurs de mercure, avec l’angoisse permanente de voir surgir les hélicos et les commandos Anaconda et de paumer d’un seul coup les ronds qu’ils ont eu tant de mal à amasser. Ce qu’on ne voit pas apparaître dans le documentaire, ce sont les marches harassantes par 35° et 95% d’humidité, chargés comme des mules. Les gros bourrins de quatre ou six cylindres avec les tuyaux et les réservoirs, les corps de pompe en fonte, et tout l’attirail qui va avec, tout ça n’est pas né sur place : entre le dépôt au bord du fleuve et le site d’orpaillage, c’est à la main et à dos d’homme que c’est venu. Dans le meilleur des cas, quand il y en a, les 4X4 doivent être chargés et déchargés à chaque passage difficile. C’est épuisant et répétitif, c’est particulièrement pénible quand on travaille pour soi ; quand c’est pour un patron… Ce qui me minerait( !) le plus moi qui vous cause à c’t’heure, c’est le monstre délicat de Baudelaire, l’ennui, vous imaginez mal à quel point on peut se faire chier sous les grands arbres !

Le blanc marron