“Les routes qui ne disent pas le pays de leur destination, sont les routes aimées.” René Char

Auteur/autrice : Albert Page 2 of 7

23-Marshall (9)

         Le combat était prévu pour le mardi matin au lever du jour, nous étions dimanche et Mic qui avait officialisé sa participation, continuait à picoler comme si rien ne le gênait aux entournures ; on ne pouvait pas revenir en arrière et me titulariser pour cet affrontement ; on en passerait par là où il voulait qu’on passe et bizarrement il avait exigé un certain nombre de contraintes qui selon lui devaient rendre le combat vraiment intéressant : ils seraient complètement à poils(!), ils n’auraient pas d’arme à feu ni de couteau, un simple bâton de trente centimètres en buis durci, ils auraient le droit de se badigeonner avec tous les produits imaginables : huiles, graisses, bouses, purins divers ou rien du tout…, le pugilat ne s’arrêterait qu’avec la mort d’un adversaire ou des deux. Pas de découpage en rounds, on irait jusqu’à la fin d’un seul élan. Tous les coups étaient permis de la morsure aux couilles jusqu’à l’étouffement avec le rectum ! Tout ça promettait large ! L’autre avait tout accepté sans discuter ; à mon avis il avait tort ! Mon camarade lui avait préparé de l’imparable et du vicieux, il ne le connaissait pas comme moi, je prévoyais de l’inédit, du saignant, mais jusque-là je pigeais pas ou il voulait en venir. Le lundi soir il s’arrêta de biberonner et s’enferma chez lui avec Dragul, le compagnon de ma sœur, voilà qui promettait de la franche rigolade ! C’était le meilleur des beaufs avec moi mais je ne crois pas qu’un seul rigolo ait pu lui manquer et survivre plus d’une journée. Il ne se contentait pas d’embaumer les cadavres, il en fabriquait aussi ! Impossible de savoir ce qu’ils foutaient derrière cette porte obstinément fermée et terriblement frustrante à regarder !

La lice où devait se dérouler l’action était à proximité et de là où nous étions je voyais à la fois la baraque de Mic et l’espèce de stand où devait se tenir son adversaire avant la bataille. La milice entourait complètement le périmètre, Arnaud se tenait à côté de moi, il voulait que tout se passe sans heurt avec la foule d’excités qui se massaient tout autour. Au moment où Marshall se pointait couvert d’une vaste cape et suivi par un paquet de corniauds, la porte de la maison s’ouvrit brutalement et Dragul sortit le premier en tirant une sorte de chariot recouvert d’une grande bâche qui masquait notre héros soucieux de ménager le suspense ou la pudeur du public ! Face à face ils n’avaient pas encore exhibé leurs muscles, ce fut Mic qui inaugura la présentation il se glissa souplement sous la bâche et se présenta aux spectateurs dans toute sa majesté : il était couvert d’une sorte de graisse épaisse, marronnasse et assez malodorante ; ça avait la couleur et l’odeur mais impossible d’identifier précisément la substance. Son adversaire avait fait plus simple il se dénuda et arracha quelques gloussements ravis chez les groupies qui le suivaient habituellement. Il est vrai qu’il était remarquablement musclé et de dimensions flatteuses pour ce que convoitaient les donzelles. Il faisait un peu plus d’effet que la maigre statue merdeuse qui se tenait devant lui ! On leur fit choisir les bâtons parmi une dizaine de spécimens que je pensais identiques. Tandis que mon ami passait un temps fou à choisir, hochant la tête secouant ses épaules, prenant et reposant les objets comme si cela avait une importance quelconque, son concurrent prit le bâton sans même le regarder, manifestement incommodé par l’odeur révoltante qui émanait de notre paladin. Un des sous-préfets devait assurer l’arbitrage, je pensais qu’il n’aurait pas de difficultés particulières vue que tous les coups étaient permis ! Il convoqua les belligérants devant le public qui d’un seul coup s’était calmé. Lui aussi montrait une sensibilité particulière aux fragrances épouvantables qui lui venaient par bouffées. Il les laissa très rapidement l’un devant l’autre et j’ai bien cru qu’il allait partir en courant.

Le grand Marshall commença à tourner autour de son ennemi en faisant jouer le bâton entre ses doigts, notre merdeux n’avait pas bougé, il se contentait de suivre les évolutions de l’adversaire du coin de l’œil. Très rapide malgré sa corpulence, celui-ci se fendit comme en escrime et chercha le ventre de Mic qui évita sans peine cette première attaque qui fut suivie d’une foule d’autres tentatives d’estocades, aussi vaines que la première. On aurait dit deux danseurs en pleine démonstration d’agilité et qui réglaient leurs pas l’un sur l’autre. Cela dura un moment, jusqu’à ce que le bâton de Marshall érafle le côté de notre camarade, faisant une trainée blanchâtre sur sa peau. Aucun souci, il se jeta à son tour en avant et toucha l’autre à l’estomac ; là ça saignait. Je commençais à comprendre les hésitations dans le choix des bâtons, il cherchait le plus pointu. On les vit ainsi continuer leur valse-hésitation en touchant alternativement les corps qui commençaient à montrer quelques traces de plus en plus marquées. On les sentit légèrement fatigués dans le ralentissement des coups et les quelques faux pas dans l’échange. Ce que l’on vit nettement ce fut la décision du plus grand quand il modifia sa stratégie. Il avait compris qu’à ce jeu il se fatiguerait plus vite que le poids léger d’en face et il commença à se rapprocher pour arriver au contact ; vue la différence de poids et de muscles il avait tout à gagner dans une étreinte qu’il pouvait aisément rendre mortelle. Moi j’observais mon pote dont le comportement s’était modifié au diapason de ce qu’il voyait faire devant lui ! Il avait manifestement pigé la manœuvre et agissait en conséquence. Je le vis très nettement s’enfoncer son instrument au niveau de l’ombilic, y jeter un coup d’œil et se mettre en position d’attente pour recevoir l’assaut inévitable. Le grand avait lâché son arme qui l’aurait gêné dans l’étouffement qu’il avait programmé, il se lança furieux à l’assaut de son frêle opposant ; ce dernier au lieu de se défiler comme il en avait l’habitude, se contenta de lever les bras en tenant fermement son bâton. Le bruit de l’air qui s’échappait de ses poumons couvrit le léger gémissement de son assaillant qui venait de se voir planter le bout de bois dans le dos. Presque immédiatement, l’enlacement mortel s’affaiblit, les bras musclés devinrent inopérants et Marshall s’écroula en arrière, la bouche grande ouverte et les yeux exorbités il fut pris de convulsions qui se répétèrent à intervalles réguliers scandés de relâchements complets de tous les muscles jusqu’à ce que la mort l’immobilise enfin dans un dernier râle. Je connaissais les symptômes, Mic aidé de Dragul avait bien préparé la potion qui se logeait dans une petite vessie collée dans le nombril et cachée par l’épaisseur de merdouille qui avec l’odeur avait empêché un hypothétique observateur de dénoncer la ruse !

22-Marshall (8)

J’étais décidé à affronter Marshall malgré sa supériorité évidente. Je n’avais pour moi, peut-être, que ma facilité à découvrir les faiblesses des autres et à les exploiter sans ménagements. Aux coups de vice j’étais loin d’être à la traîne face à un adversaire qui en connaissait un rayon dans ces domaines et qui était sûr de lui dans toutes les circonstances. C’était d’ailleurs cet aspect de mon ennemi que je comptais exploiter. Je l’avais vu se battre à de multiples reprises et à chaque fois il dominait son adversaire sur le plan physique et ne comptait que sur sa force pour le plier. Il n’avait nul besoin de ruser et sa technique était celle de l’éléphant face au lion, il écrasait, déchirait, piétinait, la différence de poids faisait tout. Il recevait des coups qu’il se gardait d’esquiver et encaissait tout comme un vieux boxeur face à des débutants. Il s’en sortait avec quelques blessures superficielles qu’il exposait comme des médailles. Même les lames les plus effilées, affutées comme des rasoirs et les lances les plus pointues, les piques les plus acérées et maniées par des experts n’étaient jamais venues à bout de ce bulldozer surexcité. Je l’ai vu casser deux zigotos en deux alors qu’il avait un bras traversé par une dague et le flanc percé par un pilum à l’ancienne ! A la lutte, je ne pense pas qu’il avait de rivaux, il vous retournait un bras ou vous déboitait un genou avant de vous briser les reins et de vous exploser le bide la main ouverte. Je l’ai vu étriper vivante une amazone qui le surclassait en taille et en poids : les doigts tendus il lui avait percé l’estomac et tiré toute la tripaille sur le sol elle hurlait et battait des bras comme un hélicoptère pendant qu’il lui piétinait le foie et le gros colon. Et toujours ce rire homérique qui lui rejetait la tête en arrière et qui ne s’éteignait qu’à la fin des combats, ces barrissements de joie cruelle devant le sang des vaincus qu’il accompagnait de chants guerriers plus que centenaires poussés d’une voix de basse profonde, comme certains chantaient dans les églises ! Vous l’avez pigé, même si j’étais prêt à l’affronter sur le champ, ce mec me foutait une trouille bleuâtre !

         J’avais donc décidé d’y aller et j’en faisais part à ce vieux Mic qui n’était pas du tout d’accord : c’était à lui de s’y coller, moi j’allais me faire détailler façon steak comme à la boucherie ! J’étais lourd et lent et bien moins costaud que l’autre con. Mon camarade se disait sûr de son affaire, le raging bull ne tiendrait pas dix minutes face à lui : quand il en aurait terminé on pourrait faire des blagues à tabac avec la peau de ses roustons. Il lui mettrait de force un jéroboam dans le trou du cul et boirait le champagne par les autres orifices ! (J’aurais aimé voir ça). On offrirait sa charogne aux vautours et aux porcs en espérant que ça ne les empoisonne pas et on le clouerait dépecé sur la porte de la vieille église pour éloigner les goules et les succubes qui traînaient parait-il dans le coin ! Le programme était vaste et je n’arrêtais pas de me marrer en écoutant les conneries du copain. Il aurait déliré comme ça toute la nuit s’il n’avait pas décidé d’aller annoncer la nouvelle à Arnaud : c’est lui qui affronterait le vilain, moi je me contenterais de regarder et d’applaudir. Comme je ne pouvais pas laisser faire ça, je tentais de me lever pour l’empêcher de partir. Il me regardait rigolard, comme quand il avait fait une mauvaise plaisanterie et qu’il en observait les effets pour en goûter tout le suc. J’avais le cul collé au siège, les yeux qui commençaient à se fermer je me sentais tout mou et je compris seulement là qu’il m’avait foutu un mickey finn dans la limonade et que j’allais en avoir pour des heures à sortir du coaltar, l’hydrate de chloral ça ne pardonne pas !

21-Marshall (7)

Il fallait en finir ! Nous étions très avancés dans nos actions, le but ultime était de prendre le pouvoir dans toute la zone que nous envisagions de coloniser. Dans l’immédiat chacun d’entre nous était riche d’un certain nombre de choses : des terres, des maisons, des véhicules, des produits de la ferme : grain, volailles, troupeaux de chèvres, moutons, bovins… Les moins dotés pouvaient se louer contre des droits d’habitation, des dons de matériaux et de vivres. Tout ça tournait à peu près rond et les rares bisbilles étaient réglées au mieux par des juges de la terre, élus et rémunérés en nature. Ils étaient secondés par des clercs qui se chargeaient de la rédaction des actes entre particuliers et pouvaient discuter des cas avec les avoués dédiés ; on allait rarement aux procès qui aboutissaient la plupart du temps à des culs de sacs légaux ! Que faire avec le coupable (de quoi ?) et que faire avec la victime (de quoi ?). Pour autant des arrangements boiteux étaient facilement acceptés par tout le monde. En attendant, les conneries de Marshall nous mettaient dans la situation où nous devions passer notre temps à nous bagarrer au lieu de faire fructifier nos biens. Pour que nous puissions organiser quelque chose de solide et qui marche, il fallait deux choses : Toute la zone sur laquelle il s’agitait devait nous revenir et nous devions clarifier nos rapports avec la milice qui restait la force principale du pays. On ne pouvait pas se payer le luxe d’un conflit avec la milice qui nous aurait balayés au premier affrontement. Nous prenions bien soin de combler en nature tous les besoins de la troupe, si les hommes et les femmes de la base vivaient (bien) en caserne, tout l’encadrement était réparti dans des maisons individuelles réquisitionnées après la disparition intégrale de certaines familles. Le préfet Arnaud était logé dans une splendide résidence de fonction et nonobstant le fait qu’il était encore solide, il avait prévu sa retraite en faisant entretenir un ranch par des équipes qui se relayaient et qui géraient un troupeau de Texas Longhorn immense et des hectares de céréales diverses, blé, orge, colza…

         Donc, premier point se débarrasser de Marshall. Je voyais mal comment éviter une grande bataille entre nos deux phalanges. J’étais à peu près sûr que nous aurions le dessus, à la régulière ! Tout aussi sûr que Marshall allait éviter par tous les moyens de jouer notre jeu ! Il préparait sûrement quelque chose en douce pour essayer de nous baiser à l’irrégulière ! J’étais chez moi à gamberger quand je reçus une visite tout à fait inattendue : le préfet Arnaud en personne. Il était en compagnie de Mic qu’il était allé cueillir chez lui pendant sa sieste d’ivrogne. Pas rasé et peu gaillard mon camarade faisait franchement la gueule ! Arnaud me serra la main en sympathie, il n’avait pas oublié les rapports qui l’avaient uni à la famille.

  1. Les gars, faut qu’on cause… J’ai eu la visite de votre ami Marshall qui m’a demandé d’intercéder en sa faveur…

M- Qu’est-ce c’est c’te merde ? On ne va pas discuter de ce mec avec vous, on va se le faire et c’est tout !

  1. Attends un peu que je t’explique, moi la paix ça m’intéresse !
  2. De quoi de quoi …

Moi- Laisse parler le chef tu gueuleras après si tu veux pour l’instant j’aimerais savoir ce qui se joue

  1. Il m’a demandé ma protection, il veut signer la paix entre vous et demande vos conditions. Si vous n’êtes pas d’accord il propose un jugement de Dieu à l’ancienne ; avec Mic ou avec toi…

On s’est regardés la bouche ouverte, on n’en revenait pas ! C’était plus que malin : il avait l’aval de la milice, il pouvait éviter une guerre qu’il était sûr de perdre et en nous défiant, il comptait sur sa supériorité physique pour nous péter la gueule ! Sans parler de Mic plutôt frêle, moi j’étais costaud, un peu court mais très robuste ; cependant l’autre avait le double de mon âge avec l’expérience et l’entraînement qui vont de pair et il devait bien me rendre une vingtaine de kilos tout en muscles. Je promis au préfet de réfléchir à la chose on lui donnerait une réponse le lendemain ; Il s’est tiré, l’air satisfait ! Y avait de quoi, pour lui aussi les conneries de Marshall étaient avantageuses : si le salopard prenait l’avantage, Mic ou moi débarrassions le plancher, si au contraire nous sortions vainqueurs de l’épreuve, il y avait des chances pour que nous calmions le jeu et que nous songions à faire plutôt la paix avec le reste de la population. A part nous tout le monde pouvait gagner quelque chose à cette loterie à la con !

20-Marshall (6)

Quand je suis sorti de la caisse en accordéon, j’ai perçu au loin comme une rumeur et des démarrages d’engins : je savais que mon petit cirque avait réveillé quelques malfaisants et qu’il était temps de garer ses joyeuses, nos amis allaient se pointer. J’avais le choix, soit je faisais demi-tour et je me retrouvais avec la chasse à courre dans le dos, très vite rejoint par les bagnoles. Je pouvais tout aussi bien partir à droite ou à gauche, avec le risque d’être pisté par les malotrus : la terre était meuble de part et d’autre de la route et je laisserais un boulevard qu’ils n’auraient qu’à suivre pour me rejoindre à pied, à cheval ou en brouette ! En fait je n’avais qu’une solution et j’espérais qu’ils ne tiendraient pas le même raisonnement que moi. Je me mis en route immédiatement dans la direction du prieuré, j’allais les croiser et c’était à moi d’exploiter le léger avantage que ça devait me donner. D’abord je les verrais arriver de loin, les phares et les bruits de moteurs. Les couverts du bord de piste étaient largement suffisants pour cacher le bonhomme : un bond et on ne pouvait deviner ma présence ! Je les savais suffisamment cons pour prendre n’importe quels véhicules et dans la précipitation j’étais sûr qu’il y aurait quelques ennuis mécaniques et des retardataires qui allaient m’offrir sur un plateau de quoi me déplacer sans fatigue. J’avais encore le 38 dans la main et je me sentais capable de leur jouer quelque tour dont ils se souviendraient. Les premiers ne tardèrent guère à se pointer et ils passèrent devant mon abri improvisé comme des fusées. Au milieu du silence qui suivit je perçus les toussotements caractéristiques d’un camion entretenu par le garage Branleurs et fils ! Lui est passé comme un fantôme cacochyme il devait bien taper le vingt à l’heure ! Tout cela ne m’intéressait guère et j’étais résolu à aller jusqu’à la base pour piquer un trast quelconque susceptible de me ramener chez moi. Je marchais bien un kilomètre de plus. C’est en général dans ces moments-là que le grand coup de bol te fait la surprise. Une Range presque neuve était arrêtée au milieu de la route et je voyais distinctement les deux étourdis en train de s’agiter en pleine lumière : ils avaient installé des projos pour bosser sur l’engin qui souffrait d’une simple crevaison. Y en avait un qui marnait à remonter la roue de secours, l’autre le regardait faire, n’attendant que le coup sur la tronche dont il se réveillerait peut-être, mais je n’avais pas l’intention de rester pour voir ça. J’y mis toute mon énergie et ça a fait un drôle de clock dans la nuit silencieuse et étoilée. Qu’esse y a ? Il avait fini de remonter sa roue et s’apprêtait sagement à poser l’enjoliveur ; Je lui ai collé la même dose et je les ai alignés dans le fossé pour ne pas dénaturer le paysage. Le Range était en parfait état, ils avaient dû piquer ça à un soigneux qui du coup me rendit un fier service. Je connaissais le coin par cœur, une petite bifurcation me permit de contourner le prieuré sans alerter les quelques nouilles qui étaient restés là et je ne mis guère de temps à reprendre la route inverse et à rejoindre mes pénates et mon paternel séjour. De retour je m’aperçus qu’on me cherchait partout et je dus m’expliquer avec Mic qui croyait déjà à coup vicieux de ma part ! Merde alors ! Et vous croyez qu’en apprenant la vérité il s’est excusé ? Mon cul oui ! Il s’est une fois de plus contenté de se bidonner, le salopard !

19-Marshall (5)

J’étais dans une période marmotte je pouvais passer des nuits de onze ou douze heures sans même aller pisser. Sommeil paisible sans adjuvants. J’étais du style buveur d’eau, l’alcool ne m’apportant guère de satisfactions en dehors du goût de certains vins ou de certaines eaux de vie dont j’usais modérément ; contrairement à mes camarades qui pouvaient dès leur jeune âge picoler en professionnels. Mic était, je crois, à l’aube d’une carrière d’alcoolique épanoui. Il buvait du gin au goulot, ce qui n’arrangeait pas son comportement. Cela dit je m’en tapais complètement, j’étais pas son foie !

         Si j’avais le sommeil tranquille je pouvais être réveillé par le vacarme d’une plume qui heurterait le plancher. Pourtant cette nuit-là rien ne m’avertit avant de sentir sur ma joue la caresse d’un guidon de révolver et d’entendre un ricanement en sourdine : Tu te lèves sans faire de boucan ou tu vas chercher ta gueule sur le mur d’en face. Je sais toujours quand il faut obéir à une demande aussi joliment formulée ! Il m’a fait traverser la piaule en slibard, en sortant l’air était frisquet. Il avait laissé son carrosse assez loin de la baraque et quand je me suis installé sur le siège en skaï j’étais frigo-frigo ! Décidément je n’avais pas fait fort en recrutant ce connard de Jil, je ne pensais pas que Marshall avait assez de force d’âme pour développer une quelconque loyauté chez ses sous-fifres ! Je me préparais à argumenter : Il n’avait rien à gagner dans cette aventure, se mettre Mic en travers pour rendre service à une planche pourrie, ce n’était pas malin. Il était en train de choisir le camp le plus faible et sortirait sûrement perdant de l’histoire. Pourquoi s’emparer de ma modeste carcasse ? Si c’était pour faire pression sur le chef, c’était raté d’avance, il ne lèverait pas le petit doigt pour me sortir le cul des ronces. De toute façon on ne pouvait faire confiance à Marshall, passé maître dans l’art de laisser ses copains dans la bouse pour s’en sortir les fesses propres. Jil me laissait parler sans en casser une, il n’écoutait qu’à moitié. Quand je m’arrêtais pour respirer un coup : C’est toi qui perds ton temps, je suis le cousin du susdit et je sais ce que je fais… Lassé de perdre mon temps en bavardage, je me saisis d’une vieille couvrante qui traînait sur la banquette, m’installais comme pour pioncer et me mis à gamberger sur la situation. J’étais relativement reposé et en pleine possession de mes moyens, alors que mon ravisseur avait dû passer la nuit à guetter. Il se tenait à bonne distance et me braquait en permanence, il finirait par fatiguer. Vu la direction prise j’étais à peu près sûr de savoir où nous allions : à deux heures de là, il y avait une société de voyous sans organisation qui se regroupaient dans le vieux prieuré de Bouluc. Je voyais bien l’autre salopard se mettre à leur tête en leur promettant la lune. Je savais que dans le nombre de ceux que nous avions recrutés il y en avait qui venaient de ce coin-là. Il avait déjà dû les embobiner et essayer de mettre un peu d’ordre dans leur bordel. Je lui souhaitais bien du courage ! En attendant il fallait que je me tire de ce guêpier pour retourner chez nous et utiliser la somme d’infos que j’avais dès maintenant à ma disposition. Fallait pas trop tarder le prieuré était à deux pas. Je faisais semblant de roupiller en guettant du coin de l’œil le lascar qui jouait les sioux en continuant à me menacer de sa pétoire. Il avait un vieux Smith en 38 Spécial qui avait beaucoup servi. L’avantage du révolver quand on est dans ma situation, c’est qu’il est plus facile à neutraliser quand on s’en empare qu’un automatique dont le mécanisme est entièrement caréné. La bagnole était une vieille Renault Clio relativement étroite, tendant le bras j’étais largement au contact du conducteur. Devais pas me louper, il y avait un tas d’éléments qui jouaient en ma faveur : il était fatigué j’étais en plein boum, il devait tenir le volant fermement et se servir de sa main faible pour le soufflant, il devait penser que je dormais, et surtout il avait armé le révolver dont le chien était relevé, à mon avis c’était une connerie. Tout a fonctionné comme je l’avais prévu : ma main est partie comme une balle pour se loger en arrière de la carcasse, il pressa la détente et le bec du chien s’enfonça profondément entre mon pouce et mon index, de la main gauche j’avais saisi le volant que je braquais à fond, en me poussant avec les jambes je lui collais le coup de boule du siècle ! On était sur une route étroite bordée de vieux platanes, la Clio en choisit un qu’elle se chargea d’embrasser, je faillis passer à travers le pare-brise mais je tenais bon des deux mains, lui s’est mangé le volant qui dut lui péter le sternum ; quand la bagnole s’est arrêtée il respirait vraiment mal. Je pus m’emparer du flingue et lui en collait une entre les deux yeux, je pouvais pas le laisser souffrir ! J’avais mal partout et saignais abondamment de la main mais j’étais assez content de moi !

18-Marshall (4)

Mic voulait partir à l’assaut dès que possible ; bien entendu on savait à peu près où se terraient nos adversaires et on pouvait espérer les coincer au fond de la vallée ; même sans jouer sur l’effet de surprise, nous étions suffisamment nombreux pour les déborder et régler l’affaire en deux coups les gros. Mais moi, une fois de plus je n’étais pas d’accord. Tout cela puait le piège à plein nez : pourquoi cet accrochage avec deux pelés et trois tondus qui tiraient comme des magagnes ? Pourquoi se laisser repérer dans ce cul de sac ? Pourquoi ne pas avoir continué leur fuite devant nous en silence et sans laisser de trace ? Trop facile ! Comme disait mon oncle : Ya du pied dans la godasse ! J’étais d’accord pour livrer un assaut final mais pas en jouant la partition de Marshall. Il fallait trouver autre chose. Et moi j’avais trouvé ; ne restait plus qu’à convaincre Mic de la justesse de mes conclusions et d’adopter ce que je pensais être la meilleure stratégie. J’étais sûr qu’ils nous laisseraient avancer vers eux jusqu’à un certain point à déterminer. Il devait y avoir dans notre trajectoire un moment propice à leur attaque, un lieu qui leur permettrait de prendre le dessus même en infériorité numérique. Il existait une vieille carte d’état-major suffisamment précise pour identifier cet endroit. Une étude un peu fouillée nous permit de découvrir que le sentier se rétrécissait sur une centaine de mètres où une troupe importante serait contrainte de progresser à la queue leu leu, entre deux parois verticales et impraticables. Comme un double entonnoir qui débouchait sur un terrain découvert qui s’élargissait progressivement jusqu’à reprendre les dimensions de la plaine entière ! Voilà où ils espéraient nous surprendre ! Si on s’engouffrait là-dedans on allait se faire flinguer comme des lapins, à l’aller comme au retour. Ils n’avaient qu’à attendre que notre troupe ait franchi l’entonnoir pour se croire à la fête foraine ! Une dizaine de mecs pouvaient se poster au-dessus du passage et le boucher, au moins en partie, avec des rochers balancés de là-haut. Le gros des ennemis se tiendraient dans la plaine pour viser ceux qui sortaient du défilé. La stratégie à opposer coulait de source à partir du moment où on connaissait leur projet. J’étais sûr de moi et j’avais raison.

         Par radio je demandais à Jean Bernard de situer exactement les gus qui devaient surplomber le sentier. La colline étant facile à gravir, on est arrivés derrière eux sans crier gare. Ils étaient peu nombreux, on leur est tombé dessus en silence ; arbalètes et modérateurs de son : tous par terre ! Un dispositif ingénieux d’explosifs devait expédier les rochers dans la pente et obturer le chemin. J’avais pris la tête du petit commando qui se répartit au-dessus du passage ; je restais près des engins pour attendre le moment propice à la manœuvre. On devait me prévenir avec la radio. La plaine ne formait pas un cul de sac étanche, l’ensemble de l’armée était parvenu en marchant de nuit à franchir les collines qui l’entouraient et nos troupes étaient maintenant dans le dos des soudards. Jean Bernard n’avait pas perdu de temps et donné à Mic la position de l’ensemble des reitres d’en face qui s’étaient alignés comme à la parade. Marshall avait eu le temps de recruter, ils étaient une bonne centaine, répartis à portée de l’ouverture du petit canyon ; bien armés mais en guenilles, tu parles de soldats d’élite ! Qui à genoux ou accroupis, qui debout, fusils et carabines déjà prêts à l’action ! Notre armée en furie leur est tombée sur le râble en hurlant et en mitraillant à l’envie ! La suite est délectable, tout a marché comme je l’avais prévu. Pratiquement sans riposter ils se sont précipités comme un seul homme dans le piège : averti à ce moment-là, je déclenchais les mises à feu et les explosifs firent leur œuvre, des tonnes de rochers se détachèrent de la pente pour venir interdire la sortie du boyau ! Ces pauvres connards étaient complètement à la merci des carabines de mes compagnons qui ne se firent pas faute d’organiser un bel abattoir ! Ceux qui comprenant que le ciel leur tombait sur la tête voulurent repartir d’où ils venaient furent reçu par la joyeuse fusillades des hommes de Mic. Les pauvres types se rendirent en jetant leurs armes et en levant les bras vers un ciel qui les avait abandonnés. J’ordonnais le cessez le feu immédiat. Mic qui s’amusait bien finit par faire comme moi. Je pensais que faire des morts ou des blessés ne servirait pas à grand-chose et je m’intéressais aux prisonniers. Les plus vieux, les plus esquintés furent mis à part ; on les chargea de s’occuper des cadavres qu’ils entassèrent dans des bétaillères qui les avaient transportés jusque-là et ils disparurent sans demander leur reste. Il restait une trentaine de bonshommes : je sélectionnais une bonne dizaine d’abrutis et leur demandais de se casser à leur tour avant que Mic qui regrettait le départ des autres, décide tout à coup de ne plus faire de prisonniers. Les vingt qui restaient offraient sûrement des perspectives de recrutement. Je les interrogeais rapidement et m’aperçus très vite qu’il y en avait deux ou trois moins cons que les autres qui pourraient facilement faire office de supplétifs et encadrer les autres. Celui qui me parus le plus intelligent, Jil, nous raconta par le menu la petite histoire de la bande et nous expliqua que Marshall qui surveillait les opérations à distance avait dû profiter de l’escarmouche pour aller garer ses burnes un peu plus loin. Une fois de plus je constatais qu’il nous avait devancés dans la réflexion et je me sentis d’un seul coup moins malin !

17-Marshall (3)

Marchez sur les traces de vos compagnons

                   Marchez sur les traces de vos compagnons

                   Quand on les rattrape on leur crève le bidon

                   Quand on les rattrape on leur crève le bidon

                            Ah là y va, ha là y va, y va, y va, y va

Partout où on passe ne restera rien

                            Partout où on passe ne restera rien

                            Qu’un peu de poussière et de sang séché

                            Qu’un plus de misère et rien à ronger

La patrouille revient, ils n’ont rien trouvé et chantent une vieille chanson de marche pour effacer leur frustration et se préparer à une nuit arrosée mais maussade. Marshall a disparu depuis deux jours, il a entraîné avec lui une douzaine de gaillards qui ne nous manqueront guère, il n’a pas choisi les plus vaillants ni les plus utiles. Néanmoins ils nous ont échappé jusque-là. Ils ont foutu le camp vers l’est, c’est le pays d’origine du scélérat, il a dû garder des accointances avec un tas de voyous qui fourmillent dans ces coins. Il lui reste peut-être de la famille et n’a pas eu de mal à planquer son cul dans ce bled de collines, de rus et de bosquets avec des cabanes partout qui ont plus d’yeux que de mouches. J’espérais le situer très vite et je me sens bien mal de ne pas pouvoir le punir pour ce qu’il a fait à notre petite sœur. Et encore, moi c’est que dalle comparé à Mic : il n’a pas dormi depuis que, faisant irruption dans ma piaule, il a vu dans quel état il avait laissée Kimiko. Il est devenu enragé et ne parle plus, il grogne ! Une fois de plus Marshall nous a décontenancés, qu’est-ce qui lui a pris ? Pourquoi se mettre dans une situation où la troupe entière ne pourra que se tourner contre lui ? Cela fait beaucoup d’ennemis enragés d’un seul coup et pour un seul homme ! Je dois diriger la patrouille du lendemain et j’ai dans l’idée de commencer la traque dans une petite vallée éloignée, à bien trois heures de voiture. A partir de là on peut suivre à pieds le sentier qui longe la Vina, une rivière bourbeuse et mal entretenue qui traverse une dizaine de villages bien faits pour abriter nos fuyards. On inaugure les ennuis avec la traversée de la troisième bourgade, ça se met à canarder depuis des fenêtres calfeutrées à la va vite ; ça tire aussi depuis les terrasses des baraques en terre et les ruines de la vieille église, miraculeusement(!) préservées. Et ça vise mal ! A ce détail il me semble bien qu’on est tombés sur nos gaillards. Ils sont tellement branques que pas une de leurs balles n’a eu d’effet, mes compagnons sont indemnes et je crois sage de reculer à l’abri de la lisière qui est à deux pas. On ne peut pas éternellement faire confiance à la maladresse des couillons ! J’ai Jean-Bernard avec moi, de loin le meilleur pisteur de la troupe il peut suivre l’ennemi pendant des heures sans se faire repérer, une vraie fouine. Il va rester sur place à guetter les tireurs qui ne vont pas tarder à décarrer. Il est sensé les coller jusqu’à leur repaire qui ne doit pas être bien loin et tenter d’apercevoir leur chef qui nous intéresse en premier. Il a une radio et nous tiendra au jus de ce qui se passe sur le terrain. Si tout va bien on revient tous en force pour éradiquer les malfaisants.

16-Marshall (2)

Il nous avait sauvé la mise et en théorie j’aurais dû lui en savoir gré, comme Mic qui ne tarissait pas d’éloges quand il parlait de lui. Pour moi, cependant, je l’avais toujours en travers ! Ce mec me plaisait de moins en moins. Patiemment j’attendais la suite. En fait il prit de plus en plus d’importance dans le groupe et ne tarda pas à nous rejoindre à la tête du commandement, son influence grandissait et il finit par me remplacer peu ou prou aux côtés de Mic. Moi je m’en tapais, peu attaché à un pouvoir assez illusoire et qui était fait d’un tas d’obligations et de responsabilités qui me pesaient de plus en plus. Je retrouvais une liberté de mouvements et de pensée qui, je m’en rendais compte à présent, était essentielle à mon bien être et à mon goût de la vie. Je renouais avec l’insouciance de ma prime jeunesse et j’en était vraiment ravi.

Comme il séduisait tout le monde et qu’il avait un succès effarant avec les nanas j’aurais dû me préparer à être victime de ses manigances. Or je fus le premier surpris quand je me rendis compte que Kimiko était plus qu’attirée par le phénomène ! Je l’ai déjà dit, la profusion de filles disponibles et la facilité d’y accéder avaient fait disparaître la vieille jalousie de nos ancêtres qui avait seulement survécu sur le plan littéraire et artistique ; c’était une vieillerie attendrissante, surannée, et qu’on avait de plus en plus de mal à comprendre. En fait c’était même un de mes motifs de rigolade préféré et l’objet de plaisanteries un peu éculées mais qui nous faisaient marrer quand même. En fait c’est la déception qui m’envahit à cette nouvelle que Mic se fit une joie de m’annoncer ! Je la pensais plus maline et incapable de succomber à ce qui n’aurait pas dû être une tentation pour une fille aussi fine et intelligente. Cela dit, je mis mes ressentiments de côté et enfermais immédiatement Kimiko dans l’oubli avec toutes celles qui l’avaient précédées ; je gardais pour elles et pour elle une certaine tendresse un peu désincarnée, l’odeur fanée des jolis souvenirs. Mais dans cette démarche j’avais oublié une chose : Kimiko était réputée m’être librement réservée, on ne touchait pas à la femme d’un autre avant qu’elle ne se libère elle-même de façon quasi officielle et publique. Marshall avait délibérément violé cette règle qui pour être non écrite était respectée de tous. Il ne faisait rien pour rien et il y avait derrière ça une volonté affirmée d’affrontement. Toutefois je me trouvais démuni face à une situation inédite et Kimiko était la première fautive en l’occurrence. Je pouvais faire fi de tout ça et opposer une indifférence que je ressentais par ailleurs mais je risquais de perdre la face et de me voir ostracisé par l’ensemble de nos camarades. Bref j’étais drôlement emmerdé. Mic, lui, était au comble du bonheur il adorait les conflits et était très excité à l’idée que je me trouvais dans une impasse, sans réponses à toutes les questions que soulevait la situation ; d’autre part il n’avait pas encore oublié notre complicité passée et n’était pas prêt à passer complètement dans le camp Marshall. Surtout, s’il était à moitié cinglé, il était resté très réfléchi et traitait encore les choses intelligemment ; il sentait bien que Marshall, s’il se débarrassait de moi à qui s’attaquerait-il ensuite ? Mais les choses se sont précipitées et ont permis à tous de découvrir la vraie nature de ce saligaud. Minuit, j’étais chez moi, énervé et perplexe face à cette merde qui m’était tombée sur la gueule, je voulais agir mais dans quel sens le faire ? Je ne pouvais m’attaquer à lui s’il ne se montrait pas directement menaçant et d’autre part l’opinion la mieux partagée mettait tous les torts sur le dos de la fille, la première à violer la règle ! Quand on parle du loup…les lampes extérieures s’étaient toutes allumées en même temps, on arrivait par le sentier en marchant. Quand elle s’est approchée, en gémissant, j’ai failli pas la reconnaître, elle était à moitié dénudée par les gnons qu’elle avait reçus, manifestement fustigée ou rouée de coups la mâchoire de traviole, les yeux fermés et sanguinolents, l’oreille gauche à moitié arrachée ; ses bras et ses mains l’avaient mal protégée, ils étaient couverts de bleus et d’entailles, deux doigts au moins avaient l’air cassés. Quand elle m’a aperçu, elle s’est mise à hurler, elle n’arrivait pas à parler. Comme un con, j’osais pas la toucher, heureusement Cybelle qui n’était pas encore couchée est arrivée pour prendre les choses en main ; elle a appelé son mari et tous deux ont entrainé Kimiko dans le labo où ils la déshabillèrent et la plongèrent dans un bain d’eau tiède rempli de produits normalement destinés aux cadavres ; ils m’ont expliqué que le résultat était aussi efficace sur des corps en vie et effectivement la blessée se calma tout de suite et on me mit à la porte pour s’occuper de celle qui en avait besoin. Je me suis servi un Jack Daniels raisonnable et je pris le téléphone pour appeler Mic.

15-Marshall (1)

J’ai pensé tout d’abord que c’était Mic qui l’avait recruté ; pas du tout, il s’était simplement présenté comme simple soldat, introduit par un des lieutenants historiques qui connaissait son père, lequel s’était illustré dans la milice avant de succomber à ce putain de virus. Grand et costaud, dégingandé avec style, il se donnait des airs sympathiques et détendus en permanence. Tout de suite il s’est montré courageux et endurant, ne se plaignant jamais et se proposant systématiquement pour les corvées les plus pénibles. Une intelligence évidente et des habitudes de prudence qui détonnait chez nos camarades plutôt casse-cous. Ce mec était parfait ! Il séduisait tout le monde. Je m’en suis méfié d’entrée. C’était pourtant bizarre, il avait tendance à me coller aux basques et semblait désireux en permanence de me rendre service ! Dans les engagements qui suivirent son arrivée, il se montra plus que précieux et à plusieurs reprises il sortit de la merde quelques-uns de nos camarades, y compris Mic et moi-même.

Nous étions en pleine action et les pauvres salopards d’en face, les Défroqués d’Arpajon, passaient un mauvais moment, la plupart étaient par terre plus ou moins troués et ça gémissait et gueulait à qui mieux mieux ! On avait envahi leur camp et on s’efforçait d’en laisser le moins possible debout. Leur vieux couvent était en flammes et ceux qui étaient restés à l’intérieur pour s’abriter de nos rafales commençaient à avoir bien chaud au cul. On les tirait comme des lapins sortis de garenne et beaucoup étaient à moitié cramés quand ils prenaient nos pruneaux dans le museau ! En pleine bagarre on avait eu le temps d’ouvrir les grilles qui fermaient les geôles creusées dans le sol pour laisser sortir les gamins en loques que ces putains de moines utilisaient pour leur plaisir, perpétuant ainsi la grande tradition de l’église qui pour sauver les jeunes enfants pratiquait la sodomie purificatrice ! Enculez-les ils seront sauvés ! Ce qu’il y avait de réjouissant pour nos âmes avides de vengeance c’était de voir ces petits mômes achever les blessés aux bâtons et aux cailloux, ou entourer un misérable à cours de munitions et lui passer une avoinée jusqu’à ce que mort s’en suive ! Un vrai régal ! La bataille avait ralenti, on n’entendait que de loin en loin les coups de fusils ou de pétards, on percevait de moins en moins les gémissements des tonsurés, lapidés ou bastonnés à outrance. Les petits ayant achevés un maximum de ces chiens putrides commençaient à les dévêtir pour leur piquer les frusques récupérables et protéger leurs corps martyrisés.

Une fois de plus nous péchions par excès de confiance, on croyait en avoir fini avec ces vilains moines et que la victoire était déjà acquise. J’étais donc avec Mic quand il lui prit la fantaisie d’investir une petite baraque construite dans le roc et qu’il pensait recéler des choses intéressantes pour nous, genre armes ou matos utile difficile à trouver. On ne pouvait pas balancer des grenades avant d’entrer de peur d’abîmer le matos hypothétique ou de faire péter une éventuelle poudrière. Donc après avoir ouvert la porte à coup de lattes, on se mit à tirer un peu au hasard pour écarter les importuns. Rien dans la cabane. Au fond une ouverture, on se n’attendait pas à ça, l’entrée d’un boyau qui s’enfonçait dans le roc ; on pénétra avec prudence en entendant des voix et des bruits de course à peu de distance ; on eut juste le temps de se mettre à l’abri d’un vol de bastos qui nous cloua dans un renfoncement. Bravo les mecs vous êtes coincés ! Pas moyen d’avancer ni de reculer ! C’est là que Marshall est intervenu, un coup de génie ! Déjà il avait pigé précisément ce qui se passait devant lui : on était dans un creux du rocher, bien à l’abri mais sous le feu de l’ennemi si on sortait le museau. Les malandrins étaient protégés par un tournant du tunnel et n’avaient qu’à passer le nez pour nous canarder s’il nous prenait l’envie de sortir de la cache. On voyait distinctement vers l’arrière, Marshall était, lui, protégé par un léger virage ; on pouvait échanger sans risque et on a pigé tout de suite ce que ce rusé compagnon avait dans l’idée quand il s’est mis à faire avancer sur le sol un tuyau dont le bec noirci portait les stigmates de son usage habituel. Le bout du tuyau nous dépassa de quelques centimètres suffisamment pour apparaître aux yeux des copains d’en face qui se mirent désespérément à le mitrailler. On a tous compris en même temps et quand Marshall déclencha le lance flamme on s’est reculé un max puis on a plongé pour sortir de ce piège à rats : un roulé boulé et on était dehors. Il était temps car l’engin poursuivant son œuvre une explosion mahousse, la montagne éventrée à l’arrière de la cabane. On a mis une heure pour récupérer nos esgourdes mais la secousse avait signé la fin du conflit.

14-Aie !

C’est la fin de l’été, il fait encore chaud. Très chaud. Il semble bien que le climat ait changé ! On est en pleine action. A pinces, on a été obligé de laisser les véhicules en bas de la colline. Façon de parler : plus on grimpe plus c’est une montagne qui s’offre aux arpions martyrisés, avec les pinfles qui roulent sous les semelles pour bien t’aider à en chier. Des mômes qui vivent là ont repéré des va et viens de mecs bizarres et armés : ça va les mains vides, ça vient chargés comme des mules. Les gamins trop contents de balancer nous ont avertis de la chose ; on a vérifié, apparemment ça a l’air juteux ; mais les mecs se méfient et on a bien du mal à les suivre sans se faire chopper. C’est notre quatrième tentative et je commence à en avoir marre de crapahuter dans la touffeur des sous-bois au lieu de faire la sieste bien au frais. Qui sont ces mecs, que trimballent-ils ? Aujourd’hui c’est moi qui assure avec quatre soldats bien entraînés à en baver et à fermer leurs gueules. Quand même on voit bien qu’ils s’interrogent : qu’est-ce qu’on fout là à cavaler derrière des gus inapprochables et dont les activités, si on les sent suspectes, sont surtout mystérieuses ! La canicule ça fait se poser plus de questions. En face ils n’ont pas l’air de souffrir, on sent qu’ils ne sont pas du coin, qu’ils connaissent mieux que nous ce type de climat : plutôt petits, ils ont le teint plus mat, les muscles noueux et semblent animés d’une résistance à toute épreuve. Impressionnés qu’on est par ces types bizarres et si on est prêts à en découdre on a l’estomac un peu serré, comme alourdis par un malaise indéfinissable. On est juste sensés les suivre et ne pas intervenir quoiqu’il advienne ; surtout ne pas se faire surprendre et vérifier sans arrêt qu’ils ne se doutent de rien. Justement je sens au fond de mes tripes qu’on l’a dans le fion, à leurs changements de rythme, à leur allure de moins en moins naturelle je vois bien qu’il ne faut plus insister et qu’on va à la catastrophe ! Je m’arrête brutalement et fait signe aux autres de rebrousser chemin. Je me retourne. Ils ne sont plus que trois ! On n’a rien vu ! On ne prend pas le temps de s’interroger, on fonce, on court presque. On n’a pas fait cent mètres qu’on retrouve le manquant : cloué en hauteur sur un grand chêne ! Il est à poil, la poitrine traversée par un pic de mineur, éventré, les yeux et la bouche grands ouverts. On ne ralentit pas, ce n’est vraiment pas le moment les balles commencent à siffler, le tac tac des mitraillettes nous inciterait plutôt à accélérer. Un des gars est en tête à la sortie du bois, il efface une rafale qui le coupe presque en deux, moi je serre à gauche pour rester à couvert et je cavale en parallèle avec la lisière, ça continue à asperger. Le troisième à morfler, le plus jeune, se retrouve avec un bras inutilisable et sur lequel les balles ont tracé un motif intéressant il fait mine de s’arrêter, je le choppe par son aile intacte et l’entraîne avec moi le plus vite possible. Entre temps le quatrième larron s’est planqué derrière un arbre et arrose libéralement le paysage arrière, j’entends gueuler illico deux de nos poursuivants ; ça braille de l’étranger mais on comprend quand même que ça n’est pas content et que ça souffre ! Notre camarade renvoie la purée une deuxième fois et nous rejoint, en face ça s’est calmé, plus de tac tac ni de zinzon on dirait que la guerre est finie. On sort de là un peu sonnés en portant à moitié notre blessé. Une partie de nos troupes alertées par les tirs nous rejoint tout de suite et nous ne mettons pas un siècle à rejoindre les bagnoles.

         Résultat :  le tringlot a récupéré son bras un peu tatoué mais encore fonctionnel ; les cadavres des deux victimes sont transportés jusqu’à la plaine où une crémation d’honneur leur est offerte. Les trafiquants ont disparu sans laisser de blessé ni de mort sur les lieux. Ils ne sont jamais revenus, on ne les a jamais revus, on ignore aujourd’hui encore à qui nous avons eu affaire. Et merde comme dit Mic, j’aurais bien aimé savoir !

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